De nombreux camps regroupaient les réfugiés palestiniens arrivés en 1948, à qui la naturalisation avait été refusée par Beyrouth pour « respecter l’équilibre démographique » entre les communautés, en clair, entre Chrétiens et Musulmans. Déjà, les tensions croissaient autour des camps palestiniens et laissaient entrevoir le début de la guerre civile qui éclata quelques années plus tard, en 1975. Au cours des quinze années de conflits, la rivalité entre Musulmans et Chrétiens prit rapidement le pas sur la question palestinienne. Les accords de Taëf signés en 1989, au terme de la guerre, ne règlent que partiellement les différends en transformant le régime présidentiel, favorable aux Chrétiens, en un régime collégial partagé entre les trois présidents, le président de la République, le président du Conseil — dont les pouvoirs sont renforcés — et le président du Parlement. Les Chrétiens maronites conservent la présidence, les sunnites le poste de président du Conseil, c’est-à-dire de Premier ministre, et les Chiites celui de président du Parlement.
Aujourd’hui, le paysage s’est complexifié. Si les forces ont été rééquilibrées entre les communautés chrétiennes et musulmanes, elles ne reflètent pas la réalité démographique. Tous les indicateurs démontrent que la population musulmane est maintenant largement majoritaire, bien que le dernier recensement de population date de 1934. À ces revendications politiques, il faut prendre en considération les divisions internes au sein des trois confessions. Chaque groupe est partagé quant à la posture à adopter face au Hezbollah, qui est à la fois un parti politique structuré, qui entend participer au pouvoir, et une force militaire, ou vis-à-vis des relations à entretenir avec la Syrie de Bachar el-Assad. Enfin, le Liban est devenu un terrain d’affrontements entre les puissances régionales, à l’image de l’Iran qui joue un rôle grandissant à travers le Hezbollah. Les raisons de la faiblesse de l’État libanais, déjà évidentes dans les années 1960, persistent et les prochaines élections, en mai2022, ont peu de chances d’aboutir à de véritables changements, car si la jeunesse libanaise remet en cause le modèle du confessionnalisme, le repli communautaire reste une option rassurante dans un contexte de tensions.
En 1989, sous la présidence de François Mitterrand, vous êtes nommé ambassadeur de France en Jordanie. C’est depuis Amman que vous suivez la crise puis la guerre du Golfe. Comment la Jordanie a-t-elle conservé sa réputation d’ « îlot de stabilité » tout en étant au cœur des conflits régionaux ?
À l’image du Liban, la Jordanie a été créée de toutes pièces par les Britanniques en 1946, au grand dam des nationalistes syriens pour qui ce pays n’aurait jamais dû exister. Le royaume hachémite s’est peu à peu construit une identité autour du roi Hussein, une figure respectée qui imposa son autorité face aux colonisateurs britanniques et qui joua pendant un demi-siècle, de 1952 à 1999, un rôle important au niveau régional. En quelques années seulement, cette parcelle de désert, avec ses quelques dizaines de milliers d’habitants, s’est transformée en un pays de plus de dix millions d’habitants. Quant au village tcherkesse d’Amman, il s’est mué en une métropole de quatre millions d’habitants. Rapidement, la répartition des tâches au sein du royaume est clairement établie entre un pouvoir politique tenu fermement par le roi, qui s’appuie sur les tribus venues d’Arabie dans les années 1920, qui contrôlent l’armée et les services de renseignements, et sur le pouvoir économique, largement aux mains des Palestiniens, qui représentent près des deux tiers de la population. Mais le régime, s’il est autoritaire, n’est pas l’une des dictatures répressives qui règnent dans de nombreux pays de la région. Il relève plutôt d’un « despotisme éclairé » teinté d’affairisme avec le roi Abdallah II. Le régime a pu se maintenir au pouvoir en grande partie grâce une aide financière des États-Unis de plus d’un milliard de dollars par an, justifiée par le fait que la stabilité du royaume est essentielle pour la sécurité d’Israël. L’histoire jordanienne reste marquée par la question palestinienne. Tout bascule en 1967 lorsque les territoires à l’Est du Jourdain, autrement dit la Cisjordanie, sont conquis par Israël, sans changement de population ni de statut. Il faut attendre les accords d’Oslo en 1993 pour qu’un nouveau régime, largement inappliqué, soit instauré, alors que le roi Hussein a déjà cessé toute revendication sur ces territoires, mais reste responsable de l’esplanade des mosquées. Après la question palestinienne, la guerre du Golfe fut l’une des épreuves les plus périlleuses à traverser par la royauté hachémite. Pour les Jordaniens, l’intervention des États-Unis constituait une atteinte à la souveraineté d’un pays arabe, l’opinion publique, comme dans tous les pays arabes, ayant manifesté son soutien à l’Irak. Le roi Hussein entretenait d’ailleurs avec Saddam Hussein de très bonnes relations personnelles. Le roi, qui ne s’en cachait pas, n’a pas condamné formellement l’invasion du Koweït et a tenté de promouvoir une « solution arabe » au grand agacement de Washington. Je me souviens que dans les rues d’Amman circulaient des taxis qui affichaient les photos des deux leaders arabes réunis autour du Dôme du rocher de Jérusalem, parfois accompagnés par Yasser Arafat, évoquant ainsi leur alliance commune face à Israël (voir la photo ci-contre). Lorsque le roi Abdallah II succède à son père en 1999, il renforce les liens avec l’Occident et facilite le développement de start-up innovantes, mais, le peu de ressources nationales l’oblige encore à reposer sur l’aide financière américaine. Sur le plan diplomatique, le monarque a fait preuve d’une certaine habileté en conservant de bonnes relations avec Damas, Jérusalem, Moscou, Pékin, en oscillant entre répression et ouverture, et en limitant l’impact des attaques terroristes. La Jordanie a ainsi traversé les épisodes les plus mouvementés de l’histoire récente du Moyen-Orient, tout en étant largement épargné par le chaos qui règne dans cette région. Aujourd’hui encore, elle est miraculeusement stable, même si cette stabilité reste fragile.
Dans votre ouvrage Le Moyen-Orient au défi du chaos, un demi-siècle d’échecs et d’espoirs (Hémisphères, 2021), vous livrez les coulisses des échanges diplomatiques en réaction à la crise du Golfe. Quelle position la France a-t-elle tenue face à l’Irak de Saddam Hussein ? Que retirez-vous de votre mission à Bagdad en 1995 ?
La coopération économique, militaire et nucléaire est amorcée entre la France et l’Irak sous la présidence de Georges Pompidou. Les échanges entre Paris et Bagdad se sont multipliés pendant une vingtaine d’années, jusqu’à l’intervention irakienne au Koweït en 1991. Après la crise, la France a porté une attention particulière à la réintégration de l’Irak au sein de la communauté internationale. Elle considérait qu’à partir du moment où Saddam Hussein respectait ses engagements — éliminer les armes de destruction massive —, les relations devaient se normaliser avec l’Irak. En France, jusqu’au dernier moment, le président Mitterrand, même s’il était sans illusions, a essayé d’éviter l’intervention américaine : ses efforts de dernière minute provoquèrent une crise avec le président américain G. H. W. Bush, mais le roi Hussein de Jordanie lui en a été reconnaissant. Au lendemain de la crise, j’ai suggéré de recevoir le roi Hussein à Paris, puni par les États-Unis et la Grande-Bretagne. Ainsi, il a été possible de maintenir le dialogue avec les autorités jordaniennes, et ce, en dépit d’une opinion publique acquise à Saddam Hussein, et d’apporter une aide financière au lendemain de la guerre pour éviter une déstabilisation du Royaume.