Rendu nécessaire par des défaillances sur les réseaux publics, le recours à l’eau embouteillée, aux camions-citernes et aux forages privés constitue le quotidien des Libanais depuis longtemps. Le réseau public était loin d’être universel, et l’on comptait déjà, en 2010, 21 % de ménages non connectés sur l’ensemble du Liban, jusqu’à 60 % dans certains districts ruraux du nord et de la Bekaa (7). Même pour les ménages raccordés, le rationnement est la règle. Selon des chiffres du ministère de l’Énergie et de l’Eau de 2010, l’eau n’est distribuée que 7,6 heures par jour en moyenne sur tout le pays durant la période estivale, 3 heures à Beyrouth, voire pas du tout dans certains quartiers de la capitale. Cette distribution intermittente ne permet pas d’assurer la potabilité de l’eau, celle-ci étant stockée par les ménages dans des réservoirs non contrôlés qui parsèment les toits des immeubles. Il faut ajouter à ce tableau la situation des réfugiés palestiniens et syriens, dont l’approvisionnement s’organise en dehors du réseau public à travers les organisations internationales et les ONG, grâce à des forages et à des camions-citernes.
Si les solutions privées d’accès à l’eau représentaient déjà un coût important pour les ménages modestes avant la crise actuelle, l’inflation les a rendues inabordables pour beaucoup. Selon l’UNICEF, le coût de 1 000 litres d’eau livrés par camion-citerne a été multiplié par six depuis 2019, et celui de l’eau embouteillée pour une famille est trois à cinq fois plus élevé en 2022 qu’en 2021. L’augmentation du prix du fioul pèse quant à elle sur le fonctionnement des forages privés qui représentaient, en 2010, environ le tiers des ressources en eau utilisées dans le pays. Ce coût oblige la population à revoir ses habitudes pour faire face au manque. La majorité rogne sur les autres dépenses, et la part du budget des ménages consacrée à l’eau a augmenté de plus de 200 % depuis 2009. Beaucoup prennent aussi le risque d’abaisser leur niveau d’hydratation et d’hygiène, ou de recourir à des sources potentiellement contaminées.
À ce coût social et sanitaire, il faut ajouter un coût environnemental. On observe plus une dégradation de la situation d’avant crise qu’une véritable rupture. Pour alimenter le commerce des camions-citernes, les forages privés illégaux se sont multipliés, aggravant la surexploitation de nappes phréatiques déjà soumises à rude épreuve. Une étude de 2014 recensait 20 537 puits privés légaux en janvier 2012 et de 54 246 à 59 124 illégaux dans tout le Liban, ceux-ci ayant conduit à un abaissement du niveau des eaux souterraines dans les bassins intérieurs, et à d’importantes intrusions d’eau salée dans les aquifères littoraux (8). Déjà considérés comme la première source de pollution de l’eau à l’échelle nationale, les rejets d’eaux usées non traitées se sont également accentués. La plupart des stations d’épuration sont à l’arrêt. N’ayant pas été payés depuis 2019 par l’État, les opérateurs privés qui les exploitent n’ont plus les moyens d’acheter le fioul nécessaire à leur fonctionnement et laissent les eaux usées recueillies se déverser dans l’environnement.
Si la crise actuelle a rendu l’approvisionnement en eau critique, elle est surtout venue accentuer des difficultés persistantes depuis la fin de la guerre civile (1975-1990), les efforts de reconstruction n’ayant jamais permis de fournir un service efficace à l’ensemble de la population. En absorbant en partie la demande en eau, les solutions alternatives au réseau permettent certes une satisfaction minimale des besoins et elles ont pu être considérées comme un facteur de résilience du système. Mais elles concourent surtout à la paupérisation massive de la population, à la dégradation de la situation sanitaire et à une accentuation des pressions sur l’environnement. Alors que les fragilités du secteur sont connues depuis longtemps, le choc provoqué par un possible effondrement des infrastructures publiques et la détérioration brutale des conditions d’existence de la population peut-il être l’occasion de réformer un modèle insoutenable ?
Captation de l’État : une réforme improbable
Liées à la crise financière et à celle de l’électricité, les difficultés du secteur de l’eau ne pourront être résolues en dehors d’un règlement plus global. Celui-ci semble cependant hors de portée pour l’instant, tant l’élite politique libanaise apparaît déterminée à ne pas assumer la responsabilité de la crise et à éviter des réformes qui mettraient en cause sa mainmise sur le système politico-économique et les rentes qu’il produit. L’histoire du secteur de l’eau au cours des dernières décennies montre bien cette mécanique, désormais enrayée, articulant, d’un côté, soutien financier de la communauté internationale en échange de promesses de réformes et, de l’autre, blocages, délais et contournement dans leur formalisation et leur mise en œuvre.
En effet, dès la fin de la guerre civile, les bailleurs de fonds internationaux conditionnent leur soutien à la reconstruction des infrastructures à une réforme du secteur de l’eau. En trente ans, plusieurs textes sont votés, mais les acteurs politiques ont multiplié les stratégies pour les vider de leur contenu ou retarder leur application. C’est par exemple le cas du Code de l’eau, un texte promu par la coopération française et destiné à fournir un cadre à la régulation du secteur. En débat depuis le milieu des années 1990, il n’est voté qu’en 2018, après que l’Agence française du développement (AFD) en a fait une condition suspensive à certains de ses prêts, pour être révisé en 2020. Les décrets d’application se font toujours attendre. Dans le même temps, ce sont près de 3 milliards de dollars de financements internationaux qui sont entrés dans le secteur de l’eau, sans pour autant permettre une mise à niveau des services sur tout le territoire (9). Bien que les financements se soient taris, mettant un coup d’arrêt à ce qu’il faut bien qualifier d’échec de l’aide internationale, la pression risque d’être insuffisante tant la classe politique a intérêt au maintien du statu quo.