Magazine Moyen-Orient

Accès à l’eau potable : vers l’effondrement ?

Les administrations de l’eau ne sont sans doute pas un maillon central de l’économie politique du Liban d’après-guerre. Elles s’inscrivent cependant dans les logiques de compétition politique pour la captation des ressources de l’État qui la caractérisent. Ministère et Établissements des eaux sont notamment utilisés comme instruments de patronage, leur contrôle permettant de distribuer les contrats de travaux publics, de couvrir les fraudes, mais aussi d’offrir un réservoir d’emplois à sa clientèle. Ce sont ces pratiques que les tentatives de réforme viennent systématiquement mettre en cause. En mai 2022, le ministère de l’Énergie et de l’Eau publiait sa « Feuille de route pour le rétablissement du secteur de l’eau au Liban », un document construit avec l’appui de la mission d’assistance technique à la réforme du secteur de l’eau et de l’assainissement menée par l’AFD et financée par l’Union européenne (UE) (10). Celle-ci pose la question du clientélisme en proposant, parmi les différentes mesures présentées, que la composition des conseils d’administration des Établissements des eaux, mais aussi plus généralement l’ensemble de la politique de recrutement, soit fondée sur « les compétences et les qualifications ». Elle souligne toutefois que seul un soutien politique fort, à tous les niveaux, permettra l’application de ces mesures. Cet appui nécessiterait une évolution radicale de la classe dirigeante, que les élections législatives de mai 2022 n’ont cependant pas permis de réaliser.

Sécuriser l’approvisionnement

Si la réalité d’une réforme de l’État semble peu probable à court et à moyen terme, faut-il chercher ailleurs les moyens d’améliorer l’approvisionnement en eau de la population ? C’est ce que défendent certains auteurs concernant l’électricité, en mettant en avant la réussite d’initiatives locales de production électrique sous une forme concessionnaire ou municipale. Ce modèle pose cependant un risque de fragmentation territoriale entre une multitude de systèmes autonomes, plus ou moins capables de sécuriser les financements nécessaires à leur fonctionnement et donc de garantir un traitement équitable des citoyens (11).

Des recherches menées au début des années 2010 dans plusieurs villages de l’Akkar, une région déshéritée du nord, viendraient confirmer cette crainte, concernant cette fois l’eau potable (12). Face au non-­raccordement au réseau public, on a pu observer la mise en place d’une grande diversité de solutions locales d’approvisionnement à partir de sources ou de forages, souvent gérées de manière collective à l’échelle d’une municipalité. Le service était cependant inégal selon les localités. Peu cher et efficace dans les municipalités ayant réussi à mobiliser aide internationale et appui de la diaspora et de notabilités locales, il s’était avéré plus aléatoire dans des contextes moins favorisés, pouvant aller jusqu’à exposer la population à des pollutions et à des conflits d’usage réguliers. L’enquête avait également révélé un fort localisme quant à l’utilisation de la ressource, la revendication de la propriété de l’eau par les habitants empêchant toute possibilité de redistribution vers des régions moins pourvues. Peu performant et inégalitaire en raison de ses difficultés, le service public d’eau offre au moins l’ambition et l’espoir d’une solidarité sociale et territoriale qu’il semble bien difficile de garantir en dehors de celui-ci.

Si une grande réforme de ce service public n’est pas pour tout de suite, il apparaît toutefois possible de penser des ajustements et de trouver des marges de manœuvre à l’intérieur du système actuel. À l’échelle régionale, les Établissements des eaux ont démontré une capacité à agir dans un contexte contraignant, en s’appuyant sur les acteurs de la coopération internationale dont ils bénéficient de l’expertise, mais aussi en manœuvrant les réseaux de clientèle dans lesquels ils s’insèrent. Tous avaient d’ailleurs réussi dans les années qui ont précédé la crise à augmenter le nombre de connexions légales au réseau. Bien qu’il soit encore insuffisant, l’équipement progressif des stations de pompage en panneaux solaires par l’intermédiaire d’ONG, de même que l’augmentation des tarifs d’eau potable, devrait pouvoir leur donner un peu de souffle pour mener à bien leur mission. À l’échelle nationale, il ne semble pas hors de portée de penser des mécanismes de régulation des prix et des standards d’hygiène pour un secteur privé de l’eau qui apparaît surtout comme un profiteur de crise (13). On ajoutera que la construction de services locaux, portée par des dynamiques collectives, n’exclut pas des formes de contractualisation avec les acteurs publics régionaux ou nationaux, permettant de les réguler, voire de les soutenir.

Ces transformations à petits pas, fondées sur la recherche pragmatique d’une amélioration du service à la population, peuvent peut-être maintenir un niveau de confiance minimal dans les institutions publiques… en l’attente d’un règlement plus général de la crise. 

Notes

(1) UNICEF, Drying up : Lebanon’s water supply system on the verge of collapse, juillet 2021.

(2) Éric Verdeil, « Le sens de l’événement. Effondrement infrastructurel et interdépendance des réseaux : leçons du Liban en temps de blackout », in Flux, no 128, 2022, p. 66-74.

(3) La livre libanaise a perdu 90 % de sa valeur depuis 2018 : début septembre 2022, l’euro s’échangeait à 25 000 livres (taux non officiel), contre 1 500 quatre ans auparavant.

(4) Le taux de pauvreté multidimensionnelle au Liban est passé de 39 % en 2019 à 81 % en 2021, et celui d’extrême pauvreté de 8 à 34 %. ESCWA, Multidimensional Poverty in Lebanon : A proposed measurement framework, and an assessment of the socioeconomic crisis, septembre 2021.

(5) UNICEF, Struggling to keep the taps on : Lebanon’s water crisis continues to put children at risk, juillet 2022.

(6) REACH, « Multi-Sector Needs Assessment (MSNA) – Lebanon 2021 », décembre 2021. Consultable en ligne sur : https://​reach​-info​.org/​l​b​n​/​m​s​n​a​2​0​21/

(7) Christèle Alles, « La crise des services publics », in Éric Verdeil, Ghaleb Faour et Mouin Hamze (dir.), Atlas du Liban : Les nouveaux défis, Presses de l’Ifpo/CNRS Liban, 2016, p. 76-83.

(8) UNDP/ministère de l’Électricité et de l’eau du Liban, Assessment of groundwater resources of Lebanon, 2014.

(9) Karim Eid-Sabbagh et Alex Ray, « Breaking point : the Collapse of Lebanon’s Water Sector », Triangle, juin 2021.

(10) Ministère de l’Électricité et de l’Eau du Liban, Roadmap to Recovery of the Water Sector in Lebanon, mai 2022.

(11) Ali Ahmad, Muzna al-Masri, Hassan Hrajli, Alix Chaplain, Jamil Moawad, Éric Verdeil, Pallavi Roy et Neil McCulloch, « Models for tackling Lebanon’s electricity crisis », ACE Research Consortium/SOAS, mai 2021.

(12) Christèle Alles et Joëlle Brochier-Puig, « Entre centralisation et appropriation locale. Une réforme de l’eau sous tension au Liban-Nord (Akkar) », in Études rurales, no 192, 2013, p. 97-115.

(13) Mortada Alamine, « Water-rich and thirsty : Tapping Lebanon’s renewable wealth », Synaps, 18 juillet 2022.

Légende de la photo en première page : Distribution de bidons d’eau dans un quartier de Beyrouth, en juillet 2019. © Shutterstock/Phil Pasquini

Article paru dans la revue Moyen-Orient n°56, « Liban : un État en voie de disparition ? », Octobre-Décembre 2022.

À propos de l'auteur

Christèle Alles

Enseignante à l’Institut de géographie et d’aménagement régional de l’université de Nantes (IGARUN), chercheuse associée au laboratoire « Espaces et sociétés » (ESO, CNRS).

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