En somme, la victoire apparaît comme une donnée complexe à appréhender. Elle ne peut simplement provenir d’une hiérarchie des niveaux de la guerre, même si elle s’incarne forcément en son sein. Elle n’est pas non plus interchangeable, puisqu’une victoire tactique (succès local) n’a pas la même importance qu’une victoire stratégique (succès global). La victoire est ainsi à la guerre le fruit d’une logique complexe, sans cesse en évolution (le succès tactique de la veille ne garantit pas celui du lendemain), et la conséquence des interactions entre les divers niveaux de conduite des opérations. Par conséquent, à moins d’une décision instantanée comme dans le cas d’un affrontement nucléaire, la victoire ne peut s’entendre que par une lecture fine de l’interaction des divers niveaux des opérations, et ne peut jamais ni être déterminée avec certitude à l’avance ni découler mécaniquement d’une supériorité qualitative et/ou quantitative.
Guerre en Ukraine et niveaux de la guerre : une autre vision du conflit
En prenant en compte ces données, et en particulier la grille de lecture de Luttwak, les dynamiques de la guerre en Ukraine et les succès et échecs constatés apparaissent plus compréhensibles.
L’« opération spéciale »
Défaite stratégique et impasse opérationnelle, le déclenchement de la guerre en Ukraine par l’offensive interarmées russe apparaît comme la volonté de conduire une opération initiale de décapitation de l’adversaire. La destruction de ses capacités de commandement et stratégiques, de même que la saisie rapide des principales villes devant paralyser l’ennemi pour le forcer à la capitulation (9).
Si l’on se penche sur la conception archétypale de l’opération, on remarque qu’elle bénéficie d’une solide position initiale par la capacité russe à prendre les forces ukrainiennes en tenaille, et à les disperser par l’attaque sur des fronts multiples et la conduite d’opérations aérolarguées à Hostomel. Par ailleurs, les dimensions techniques sont largement en faveur des Russes en termes tant de quantité que de qualité, pour celle qui est alors considérée comme la deuxième armée du monde. Position stratégique avantageuse, supériorité opérationnelle et supériorité technique devraient ainsi mécaniquement assurer le succès.
Pourtant, tant sur le plan tactique (résistance de Kharkiv, fixation des forces russes larguées à Hostomel, forte attrition sur les éléments blindés) que sur le plan stratégique (défensive asymétrique ukrainienne dans la profondeur, résistance morale bien plus forte que prévu…), les difficultés rencontrées par les Russes condamnent d’emblée leur capacité d’atteindre une victoire globale. Cet échec initial entraîne alors les forces russes dans un schéma d’opérations non prévu, les conduisant à une progressive impasse, de laquelle elles ne sont toujours pas sorties.
Des succès tactiques à portée opérative : les victoires de la première contre-offensive ukrainienne
Pour sa part, l’Ukraine, une fois le succès stratégique initial obtenu, n’a pas pu le transformer en une victoire politique au sens de la fin de la guerre par un retrait des forces russes. La contre – offensive conduite à partir de septembre 2022 s’inscrit ainsi dans une guerre de longue durée dans laquelle l’effondrement total de l’adversaire ne semble pas possible en un coup unique. De ce fait, même en usant de la surprise stratégique (victoire stratégique) comme à Kharkiv et en opérant une percée dans la profondeur (victoire opérationnelle et tactique), le rétablissement de la ligne défensive russe cantonne les succès à une victoire opérationnelle.
Dans le même ordre d’idée, la supériorité technique ukrainienne obtenue à Kherson par les feux dans la profondeur issus des livraisons occidentales en systèmes d’artillerie, si elle parvient bien à produire un succès tactique majeur (reprise de Kherson), n’entraîne pas un succès stratégique en cascade. En effet, au – delà de son retentissement politique – mis en œuvre par la communication ukrainienne –, la reprise de la ville n’apporte sur le plan opérationnel qu’une avancée limitée qui ne règle pas par exemple à ce stade la problématique opérationnelle du franchissement du fleuve.
L’impasse des succès tactiques : les offensives russes dans le Donbass
Ultime exemple de la problématique de la dynamique de la victoire dans la guerre en Ukraine, les offensives russes à l’est présentent l’archétype d’un blocage tactique. Alors que la manœuvre envisagée initialement au printemps 2022 devait conduire à la reprise du saillant de Sieverodonetsk puis à l’exploitation jusqu’à Kramatorsk pour une avancée stratégique reprenant l’entièreté du Donbass, et que celle de l’hiver 2022 impliquait une percée à Bakhmout pour effondrer la ligne défensive ukrainienne et livrer le Donbass, les deux n’ont pu accoucher que de succès tactiques limités (Sieverodonetsk pour l’une, Bakhmout pour la seconde). La supériorité technique par la concentration des feux d’artillerie n’aura pas suffi à enclencher la dynamique de la victoire, pas plus par ailleurs que les avancées tactiques réalisées.
En somme, quelle que soit la phase étudiée de la guerre en Ukraine, il apparaît bien que la dynamique de la victoire n’est pas innée, et ne repose pas sur un enchaînement magique dès lors que la supériorité ou le succès est obtenu à l’une ou l’autre des extrémités de la pyramide stratégique.
Une meilleure compréhension de la dichotomie qualité/quantité
La grille de lecture de Luttwak, centrée sur l’interaction entre les niveaux, ne permet pas seulement de mieux comprendre les problématiques d’atteinte de la victoire dans un conflit, mais offre également une étude approfondie du lien entre quantité et qualité. En reprenant le cas précité des pertes ukrainiennes infligées aux blindés russes, on pourrait en conclure que la supériorité des feux défensifs rend obsolètes les moyens blindés. Cependant, cela rendrait incompréhensible les besoins exprimés par l’Ukraine début 2023 concernant la livraison de chars lourds pour la conduite de sa contre – offensive. Ce paradoxe des moyens blindés, indispensables à la percée, mais fortement sujets à l’attrition, devient limpide si l’on applique la grille de lecture de Luttwak. Ainsi, une fragilité technique, voire tactique, face à un système, n’empêche pas qu’elle soit largement compensée sur le plan opérationnel ou stratégique par les avantages en termes de manœuvre qu’apporte ce système d’armes.