Le même constat peut s’opérer à propos de l’aviation de combat, dont l’interdiction en Ukraine par la redondance des défenses sol-air de tous types a pu laisser penser à sa perte d’intérêt. Mais au contraire, c’est bien dans la capacité à assurer sa mise en œuvre que résulte une capacité stratégique naturelle, à même de faire sauter le verrou tactique actuellement rencontré. L’absence d’effets stratégiques ne doit pas conduire à condamner son utilisation. La quantité des matériels apparaît dans les deux cas comme une notion également importante. Dans le cadre de la guerre d’attrition rencontrée, et des forts taux de pertes subies, la masse devient une cause de supériorité tactique évidente malgré un déclassement technique progressif du fait de la perte des systèmes les plus modernes (cf. le retour de blindés des années 1960 au sein des forces russes). Elle ne saurait pour autant à elle seule assurer la victoire tactique et opérationnelle.
De nouveau, les conceptions de Luttwak s’appliquent, et pour mesurer l’apport d’un système d’armes ou d’une catégorie de systèmes dans l’acquisition de la victoire, il faut en revenir à l’interaction entre les niveaux de la guerre. Ainsi, au même titre que la victoire tactique peut conduire à la défaite stratégique, une infériorité technique n’empêche pas une supériorité opérationnelle.
Finalement, dans la guerre en Ukraine comme dans tout conflit, la victoire apparaît relever d’une logique plus complexe que la simple dynamique de l’enchaînement des niveaux de la guerre ou d’une certitude du succès par la supériorité technique ou quantitative. Chaque ensemble énonce ses propres réalités, et c’est ainsi avant tout l’interaction entre les niveaux qui importe. Chaque victoire sur le champ de bataille n’implique pas un effet stratégique sur l’adversaire, pas plus que toute opération conduite (comme la contre-leboffensive lancée en juin) n’entraîne des succès immédiats et significatifs. Revenir aux concepts définis par Edward Luttwak permet de ce fait de retrouver une tempérance indispensable à l’étude des conflits contemporains. Un effort de compréhension, comme de modération qui, nous l’espérons, inspirera plus d’un commentateur.
Notes
(1) Stéphane Siohan, « Contre-offensive : le chef d’état-major de l’armée ukrainienne exaspéré par les critiques occidentales », rfi.fr, 30 juin 2023.
(2) Les développements de ce paragraphe ont déjà été évoqués dans un précédent article : « L’importance de la doctrine : décryptage de la stratégie militaire dans la guerre en Ukraine », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 85, août-septembre 2022.
(3) L’archétype en la matière étant les opérations dans la profondeur soviétiques, qui sont fondées dès leur conception sur cet enchaînement vertueux de la progression continue d’objectifs tactiques en succès opérationnels puis stratégiques : Georgii Samoilovich Isserson, The evolution of operational art, Combat studies institute press, Fort Leavenworth, 2013 (1936).
(4) Les éléments décrits dans ce paragraphe prennent appui sur le maître ouvrage d’Edward Luttwak, Le grand livre de la stratégie : de la paix et de la guerre, Odile Jacob, Paris, 2002.
(5) Ibid., p. 136.
(6) Une efficacité technique et tactique qui a même conduit certains experts à poser la question de l’utilité des blindés dans la guerre moderne.
(7) Le tableau est de conception de l’auteur et provient de la synthèse des éléments exprimés dans : Edward Luttwak, ouvr. cité, p. 139‑234.
(8) Provoquant même la terreur des soldats allemands mettant en œuvre des canons antichars, dont les obus – même lancés par dizaines – ne parviennent pas à entamer le blindage des B1Bis : Karl-Heinz Frieser, Le mythe de la guerre-éclair : la campagne de l’Ouest de 1940, Belin, Paris, 2003.
(9) Thibault Fouillet, « Guerre en Ukraine : étude opérationnelle d’un conflit de haute intensité (premier volet) », Recherches & Documents no 02/2023, Fondation pour la recherche stratégique, février 2023.
Légende de la photo en première page : La bataille de Marengo, par Louis-François, baron Lejeune. L’espérance de la victoire décisive est avant tout celle d’une victoire stratégique rapidement expédiée par le sort des armes sur le plan tactique. (© D.R.)