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Allemagne : quel changement d’époque ?

27 février 2022, Berlin. Réuni en session extraordinaire, le Bundestag accueille sous les applaudissements l’homme qui a remplacé Angela Merkel il y a deux mois à peine, Olaf Scholz. Celui-ci s’avance jusqu’à la tribune, salue l’assemblée, et commence par cette phrase : « Le 24 février 2022 marque un changement d’époque [Zeitenwende] dans l’histoire de notre continent. En attaquant l’Ukraine, le président russe Poutine a déclenché de sang-froid une guerre d’agression. »

Dans un discours fleuve de plus d’une heure, le chancelier multiplie ce qui apparaît alors comme des points de rupture. Il commence par constater que la paix en Europe n’est plus. Le monde est désormais entré dans une nouvelle ère, plus incertaine… et dangereuse : c’est la Zeitenwende. Si l’époque change, la politique doit faire de même, raison pour laquelle Scholz annonce que Berlin continuera de livrer des armes à l’Ukraine – ce qui était jusqu’alors un tabou dans la politique étrangère allemande. Surtout, le chancelier déclare souhaiter renforcer les capacités militaires de la Bundeswehr en débloquant un « fonds spécial » de pas moins de 100 milliards d’euros. Il informe également ses collègues que les dépenses militaires de la république atteindront désormais le sacro – saint objectif des 2 % du PIB.

Pour apprécier l’importance de ce changement d’ère et en saisir la portée potentielle, la présente réflexion cheminera en trois temps : nous commencerons par présenter les grands composants de la vision stratégique allemande jusqu’à la guerre en Ukraine. Nous en présenterons ensuite les conséquences pour la Bundeswehr, avant de terminer par un bilan provisoire de la Zeitenwende.

Das Ende der Geschichte

La fin de la Deuxième Guerre mondiale est un désastre pour l’Allemagne : elle a perdu la guerre, s’est rendue coupable des pires atrocités et se retrouve scindée en deux du fait de la guerre froide. Il n’est en ce sens guère étonnant que cette guerre ait laissé une marque profonde, indélébile dans la mémoire collective et dans l’identité allemandes. Aujourd’hui encore, le militarisme est considéré comme la source des heures tragiques du XXe siècle, et il s’agit là d’une composante centrale de la vision stratégique outre-Rhin.

Ainsi, si la Wehrmacht sort blanchie des procès de Nuremberg, la population et les élites politiques allemandes (1) feront très rapidement le choix de se détourner de la chose militaire. L’armée est en effet vue comme un danger pour la démocratie dans les premières heures de la RFA, et les fréquents scandales mêlant militaires et membres de l’extrême droite n’aident en rien à l’inflexion de cette suspicion. La Bundeswehr est donc scrupuleusement encadrée par le Bundestag, qui dispose même d’un commissaire voué spécifiquement à cette tâche. Ce contrôle est tel que certains auteurs vont jusqu’à la qualifier « d’armée parlementaire » (2).

Cette prudence à l’égard de l’outil militaire se double en outre d’un désintérêt de la population allemande à son sujet : avant la guerre d’Ukraine, les sondages démontraient ainsi régulièrement qu’une nette majorité des Allemands s’opposait à la hausse des dépenses militaires. Bien plus, la plupart d’entre eux ne seraient pas heurtés à l’idée de voir la République fédérale devenir une « grande Suisse », discrète, voire en retrait de la scène internationale (3).

S’il ne faut bien sûr pas généraliser ce sentiment populaire, il est toutefois bien reflété au sein de la classe politique allemande, quels que soient les partis. Caractérisés par une extrême stabilité – on ne compte que quatre chanceliers depuis la réunification –, les gouvernements allemands développent en effet une politique étrangère et de défense fortement ancrée dans la conception wilsonienne des relations internationales, marquée par l’interdépendance économique, le droit international, la diplomatie et le rejet de l’emploi de la force armée.

Pour le comprendre, il faut se rappeler que depuis la réunification, l’Allemagne a pu se construire comme première puissance économique d’une Union européenne en expansion rapide, sur un continent pacifié et stable. Certes, il y eut des turbulences géopolitiques, comme le 11 Septembre, mais elles n’ont jamais directement affecté la République fédérale (4). Aussi les thèses du politiste Francis Fukuyama sont – elles particulièrement populaires au sein du personnel politique allemand : avec la fin de la guerre froide, la conception réaliste des relations internationales, basées sur les rapports de force, la politique des intérêts et les rivalités géopolitiques, seraient d’après leur vision vouée à disparaître. Ce pacifisme érigé au rang de doctrine géopolitique a de surcroît un double avantage : en effet, il permet, lui aussi, d’effacer la culpabilité des crimes du IIIe Reich – « nous ne sommes plus des bellicistes » – tout en alimentant un certain sentiment de supériorité outre-Rhin (5). Car l’Allemagne est convaincue – du moins, elle l’était – qu’en rejetant les power politics, elle se place désormais du bon côté de l’histoire, celui des valeurs et des droits de l’homme.

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