Enfin, pourquoi donc investir dans la défense alors que depuis sa normalisation, la république s’est résolument placée sous le parapluie sécuritaire des États – Unis ? Rappelons d’ailleurs que c’est par son intégration à l’OTAN que la RFA put se remilitariser : l’appartenance à des organisations internationales et la défense du multilatéralisme sont en ce sens des fondamentaux de la pensée stratégique outre-Rhin… Et bien que ces éléments aient été sévèrement remis en question par la présidence Trump, celle-ci ne suscita pas pour autant un réel aggiornamento stratégique, Berlin se contentant d’accueillir à bras ouverts le retour des démocrates aux affaires. Pour ces raisons, nous considérons que le manque d’intérêt pour les affaires militaires et le sous-investissement de la Bundeswehr qui en est le corollaire sont deux composants majeurs de la vision stratégique du personnel politique allemand. Et les conséquences sont multiples.
Une Bundeswehr à découvert
L’indicateur le plus visible et aux répercussions les plus importantes de cette vision stratégique allemande est probablement le net et rapide recul des dépenses militaires. Rappelons ici que l’Allemagne de l’Ouest était une composante essentielle du dispositif otanien de défense de l’Europe. La RFA faisait alors figure de bon élève, avec environ 3 % du PIB consacrés aux affaires militaires au début des années 1980. Celles-ci sont passées à moins de 1,5 % dix ans plus tard et étaient estimées à 1,3 % en 2021 (6). Pour autant, pendant cette période, le PIB allemand a lui – même augmenté, ce qui fait qu’en valeur absolue, la situation est quelque peu différente : de 28,6 milliards d’euros en 2006, les dépenses militaires allemandes étaient chiffrées à 47,37 milliards en 2021.
Toutefois, cette nuance ne doit pas laisser croire que la Bundeswehr se porte bien. Au matin du 24 février 2022, le constat est sans appel : elle n’aligne que 186 000 hommes, et des milliers de postes sont vacants. En outre, l’armée allemande manque de tout : armes, vêtements de protection, véhicules. Par exemple, seulement 40 % des hélicoptères et 40 véhicules de combat d’infanterie Puma sur 350 étaient considérés comme opérationnels au début de 2022 (7). L’épisode des soldats allemands déployés en Lituanie sans sous – vêtements chauds a également été bien souligné. Plus grave encore, en cas de conflit militaire, les stocks ne suffiraient que pour… deux jours d’affrontement. C’est la raison pour laquelle, le jour même de l’invasion de l’Ukraine, le lieutenant général Alfons Mais écrivait sur LinkedIn : « La Bundeswehr […] se trouve plus ou moins à découvert. […] Nous l’avons tous vu venir et nous n’avons pas été en mesure de faire valoir nos arguments, de tirer les conclusions de l’annexion de la Crimée et de les mettre en œuvre. »
Pour autant, la Bundeswehr n’est pas dénuée d’expérience opérationnelle : elle a participé à plusieurs opérations multilatérales, que ce soit dans les Balkans, en Afghanistan, ou en Libye, bien qu’il ne se soit pas toujours agi de missions de combat. Mais il n’en demeure pas moins qu’en l’état, ces manquements l’empêchent de répondre à ses engagements, car elle ne serait capable ni de protéger le territoire national ni d’apporter une aide substantielle à ses alliés. C’est là tout l’enjeu de la Zeitenwende.
Paroles, paroles ?
La Zeitenwende promise par Olaf Scholz incluait donc plusieurs mesures fortes : le budget de la défense allait atteindre les 2 % du PIB, la Bundeswehr allait bénéficier d’une enveloppe de 100 milliards d’euros ; mais elle présageait aussi une réorientation de la politique étrangère allemande, en somme, une nouvelle vision stratégique pour la République fédérale. Un an et demi après ce discours, esquissons un bilan de ces différents chantiers : la rupture annoncée n’était – elle en fait que symbolique ?
Si l’on s’en tient au critère budgétaire, la hausse des dépenses militaires jusqu’à 2 % du PIB n’a pas été atteinte en 2022, et il serait étonnant que cela se produise avant plusieurs années. De même, si le « fonds spécial » a bien été voté avec une certaine unanimité par le Bundestag, il ne saurait suffire à la modernisation de la Bundeswehr, de l’aveu même de Boris Pistorius, le nouveau ministre de la Défense. L’inflation, la désorganisation systémique et tout simplement le manque de tout appellent en effet à bien plus que 100 milliards d’euros.
Surtout, c’est une véritable révision de la lecture stratégique dominante à Berlin qui doit s’opérer pour que la Zeitenwende puisse avoir une réelle incidence. Le chantier de la première stratégie de sécurité nationale de la République fédérale, promise par la nouvelle coalition avant le début de la guerre en Ukraine, et qui vient finalement d’arriver devant le Bundestag, est à cet égard un signe encourageant (8). En effet, le simple fait que le gouvernement ait pris le temps de poser sur le papier ses préférences stratégiques, tout comme la rapidité de l’annonce de la Zeitenwende, trois jours seulement après le début de la guerre en Ukraine, indiquent que les mentalités semblent bel et bien changer à Berlin.
Pour autant, cette nouvelle stratégie n’implique pas un rebattage intégral des cartes de la politique étrangère allemande. Plusieurs éléments de continuité sont en effet identifiables : le document insiste par exemple sur l’importance des valeurs, des droits de l’homme, le poids de l’histoire et réitère l’engagement absolu de l’Allemagne au sein de l’OTAN, de l’UE et de l’ONU. En outre, elle renouvelle le désir de la coalition de renforcement capacitaire de la Bundeswehr, assure poursuivre son rôle de hub logistique, annonce souhaiter contribuer davantage aux déploiements otaniens, et rappelle son souhait d’atteindre le plus rapidement possible l’objectif des 2 % du PIB pour les dépenses militaires. De plus, elle clarifie la politique allemande à l’égard de la Chine, présentée à la fois comme concurrente, rivale et partenaire.