Les principaux partis allemands, y compris la CDU, se sont également entendus sur la nécessité de revoir la politique à l’égard de la Russie : la rapidité avec laquelle Berlin s’est détourné du gaz russe est un autre indicateur du changement rapide des mentalités. Enfin, et peut-être surtout, la stratégie de sécurité nationale indique bien le souhait de l’Allemagne de devenir à présent une puissance qui compte en Europe.
De réels changements ont donc bien eu lieu depuis plus d’un an : l’Allemagne a fait sauter le tabou (9) l’empêchant de livrer des armes à une zone en conflit, fût-ce après d’interminables négociations et de psychodrames médiatiquement retentissants. En outre, les perceptions semblent effectivement changer : l’armée a récemment diffusé son premier clip de recrutement depuis plusieurs années, et un récent sondage IPSOS (10) indique que 61 % des Allemands seraient en faveur du retour du service militaire obligatoire, tandis qu’un autre (11) montre que 62 % des sondés seraient favorables à la hausse des dépenses militaires et des livraisons d’armes en Ukraine. L’Allemagne semble donc sortir – prudemment – de son sommeil stratégique. Toutefois, si ces objectifs et déclarations sont encourageants, le travers d’une stratégie de sécurité nationale est qu’elle ne s’attarde jamais sur la route à suivre pour y parvenir… Or les chantiers restent nombreux, et d’envergure.
En effet, pour parachever sa mue stratégique, l’Allemagne doit notamment revoir son modèle d’industrie de défense. Il est à cet égard crucial que le personnel politique perçoive la plus-value que celle – ci pourrait apporter à la défense nationale (12) : ce secteur, pourtant assez rentable – l’Allemagne occupe généralement la 4e place mondiale pour la production d’armes –, a en effet été longtemps mal vu, voire négligé dans un pays rejetant la chose militaire. Par exemple, chaque vente à la Bundeswehr excédant 25 millions d’euros doit faire l’objet d’un vote au Parlement, ce qui entrave la rapidité du processus. En outre, l’annonce d’Olaf Scholz s’est faite étonnamment vite : selon Christian Mölling, de la Société allemande de politique étrangère, « il n’y avait derrière aucun plan, aucune réflexion en termes d’achats pour la Bundeswehr. Résultat, on a perdu un an » (13).
Mais avec la guerre en Ukraine, les choses changent : la hausse de la demande suscitée par le fonds spécial nourrit mécaniquement les bénéfices potentiels pour ces entreprises, qui se réorganisent et accélèrent leur rythme de production. Boris Pistorius apparaît d’ailleurs comme efficace et déterminé à mener à bien la réforme de la Bundeswehr : « Avant, nous avions du temps, mais pas d’argent. C’est aujourd’hui l’inverse », a‑t‑il expliqué (14). Signe encourageant, Rheinmetall, le premier producteur allemand, a ainsi annoncé espérer doubler son chiffre d’affaires pour la décennie à venir.
Pour autant, les industriels allemands pourraient bien ne pas être les seuls à bénéficier de cette manne. Car si la rapidité est bien le critère principal du réarmement de la Bundeswehr, alors l’essentiel des fonds risquerait de se diriger non pas vers l’industrie allemande ou encore moins européenne, mais américaine. Et plusieurs décisions d’envergure témoignent de cette tendance : l’achat de P‑8 Poseidon au détriment du système de guerre aéroporté maritime (MAWS), le choix d’acheter des H145 plutôt que de financer le programme franco – allemand d’hélicoptère Tigre Mk3, ou bien le remplacement d’une partie des Tornado par une commande de 35 F‑35. Ainsi, si l’Allemagne se déclare en faveur d’un renforcement de l’industrie de défense européenne, c’est presque l’ensemble des projets qui en découlent qui sont ainsi en veille, voire de facto stoppés (15).
En outre, la stratégie de sécurité nationale n’a pas donné naissance au Conseil national de sécurité promis par le contrat de coalition, ce qui aurait pourtant permis une meilleure coordination des politiques étrangère et de défense, tout en accroissant probablement la vision stratégique des décideurs allemands. On le voit, les choses changent en Allemagne depuis plus d’un an. Pour autant, l’ampleur et la rapidité des mutations à opérer restent telles, en particulier eu égard à la situation catastrophique de la Bundeswehr, qu’il est permis de s’interroger sur la portée réelle de la Zeitenwende. Si nous laissons au lecteur le soin d’en faire sa propre appréciation, qu’il nous soit permis de conclure cette réflexion par une citation de Radoslaw Sikorski, alors ministre des Affaires étrangères polonais. Celui-ci indiquait déjà en 2011 : « Je serai probablement le premier ministre polonais des Affaires étrangères à le dire, mais c’est ainsi : je crains moins la puissance allemande que je ne commence à redouter [son] inactivité. »
Légende de la photo en première page : Un Leopard 2A6. Le sentiment d’urgence des achats à effectuer peut-il aboutir à ce que des programmes de long terme, comme le MGCS franco-allemand, soient sacrifiés ? (© Bundeswehr)