La séquence 2014-2022 a été marquée par les débats sur une « guerre hybride » où la victoire s’obtient « sous le seuil de la violence » et « par contournement de la puissance ». Mais cela porte aussi le risque d’oublier que l’influence et la coercition découlent de la puissance, notamment son versant militaire : « il faut pouvoir faire pour pouvoir faire peur ». Sommes-nous dans un retour à la réalité stratégique moins simpliste ?
Une stratégie déclaratoire sans stratégie des moyens relève de l’illusion verbomotrice. Les débats des années 1990-2010, période durant laquelle de très nombreux experts (parfois suivis par certains militaires) ont répété que la victoire militaire était « obsolète », que Clausewitz était « dépassé », que les principes de la guerre traditionnels étaient « inadaptés », ont été désastreux pour le réalisme stratégique sur le continent européen. Certains, comme Hervé Coutau-Bégarie, n’avaient pourtant pas attendu l’Ukraine pour alerter sur l’erreur qu’il y avait à confondre nature immuable de la guerre et caractère changeant des conflits, en rappelant cette évidence qu’il vaut toujours mieux, en période d’« attente stratégique », tenir sa garde haute et se préparer au scénario le plus rude, même si celui-ci apparaît conjoncturellement improbable…
Quant au bilan du « contournement de la puissance », il faut bien avouer qu’il est maigre. « Gagner des batailles et s’emparer des objectifs qu’on s’est fixés, mais échouer à tirer parti de ces résultats, c’est de mauvais augure et cela s’appelle gaspillage de temps, écrit Sun Tzu dans l’Art de la guerre, avant de conclure : « Il ne s’est jamais vu qu’une guerre prolongée profitât à aucun pays. » Réfléchir au concept de victoire au XXIe siècle impliquerait peut-être de commencer par relire trois fois ces phrases. En d’autres mots, après les échecs politiques afghan, irakien, libyen et sahélien, il pourrait sans doute être intéressant de se pencher avec une humilité nouvelle sur l’alchimie qui permet de passer de la victoire tactique au succès stratégique, puis à la réussite politique, compte tenu du contexte des relations internationales, et de la place qu’y tiennent (et veulent y tenir) la France et ses alliés. Beaucoup de chefs militaires et de chercheurs civils se concentrent de nouveau sur ces fondamentaux, et, de ce point de vue, vous avez raison de parler de « retour à la réalité stratégique ».
Il me semble qu’il demeure plus que jamais nécessaire de croire à la non-substituabilité de la victoire militaire, mais à condition de replacer cette dernière à sa juste place. Cela implique – et l’exemple de Malplaquet, que je viens d’évoquer, le suggère bien – de revenir à une théorie unifiée de ce que l’on pourrait appeler « l’économie générale de la prépondérance militaire ». Dans un ouvrage collectif qui paraîtra ce mois-ci (1), et dont je me permets d’évoquer ici quelques formules transposées de ma contribution introductive, j’ai essayé de traiter synthétiquement cette problématique, en évoquant la succession des « étages » de la pyramide stratégique. Pour résumer, le premier étage de cette pyramide (la « base » parfois trop négligée dans sa déclinaison de haute ou très haute intensité), ce sont les engagements tactiques, fondés sur le combat. Ces engagements, distribués dans l’espace et le temps, seront montés en système de manière successive ou simultanée, dans le cadre d’opérations elles-mêmes pensées dans le cadre attritionnel de campagnes offensives, défensives ou contre-offensives, de manière à atteindre un but stratégique, qui doit rester subordonné à une série de priorités définies en fonction d’un équilibre politique à restaurer ou à créer, au bénéfice de nos intérêts et de notre sécurité de long terme. À la base de la pyramide stratégique, on trouve donc des engagements tactiques sanglants (Clausewitz insiste, on le sait, sur ce mot), qui reposent toujours sur une pondération articulée entre choc, feu, et manœuvre, trois éléments constitutifs dont la maîtrise doit permettre de provoquer une « syncope » chez l’adversaire. Lorsque ces engagements atteignent une masse critique dans un espace donné, tout en se jouant dans un temps compressé, on parlera de « bataille ».
Cette bataille, il faut la repenser, la modéliser de nouveau, pour préparer de futures victoires. On ne peut contourner éternellement l’épreuve de force, que ce soit par la frappe à distance, la domination informationnelle ou l’action indirecte des alliés. Si nos intérêts sont vraiment en jeu, il vient un moment où, pour citer Hugo, il va falloir « entrer dans la fournaise » sans esprit de recul. Mais pas sans prise de hauteur ! Car au fond, que l’on parle de « contre-insurrection » ou de « retour de la guerre de haute intensité », le tacticien moderne n’a pas le droit de s’illusionner sur le caractère « décisif » de son action. Le Sahel et l’Ukraine se ressemblent paradoxalement de ce point de vue : l’action tactico-opérative y est en effet diluée sur des étendues immenses ; elle se trouve simultanément prise dans un temps prodigieusement accéléré par le développement des techniques de communication et de traitement instantané de l’information ; enfin, elle est perturbée par les changements de priorité permanents de la sphère politique. Pour autant, ni cette accélération, ni cette dilution, ni ces perturbations ne diminuent la valeur fonctionnelle irremplaçable de l’effet produit par le chef tactique et sa troupe, effet dont la vibration se répercute en permanence dans tout l’édifice stratégique. Pas de victoire sans entraînement (et sans équipement !) de cette base tactique : si elle en est privée, la pyramide stratégique s’écroule. L’« approche globale » n’y fait rien, ni d’ailleurs la simple supériorité technologique.