Lorsque l’on évoque l’armement hypersonique, c’est souvent plus sous un angle capacitaire que sous un angle stratégique ; notamment au motif que ce dernier ne changerait pas fondamentalement la donne, à tout le moins dans le domaine de la dissuasion nucléaire. Mais la diffusion des systèmes hypersoniques que l’on observe actuellement peut-elle influer sur nos perceptions de la victoire, et plus largement y participer ?
Sans entrer plus que de raison dans les détails techniques, l’armement hypersonique a deux fonctions, de frappe nucléaire et conventionnelle ; et deux types de vecteurs, les missiles de croisière et les planeurs (voir tableau 1) (1). Ces différentes caractéristiques impliquent des conséquences stratégiques différentes. Dans le domaine nucléaire, les planeurs ne changent a priori pas la donne : conçus pour pénétrer des systèmes antimissiles, ils revaloriseraient la dissuasion, accroissant la certitude d’une frappe (2). Cependant, l’usage de missiles de croisière hypersoniques a de réelles implications : tiré à bout portant contre une base de SNLE depuis un sous-marin ou un navire de surface, un Zircon pourrait neutraliser une partie du potentiel de représailles d’un pays, laissant moins de cinq minutes pour soi-même mettre en œuvre la dissuasion, sans parler d’une interception improbable. L’affaire devient plus complexe dès lors que le missile est réputé dual, à charge conventionnelle ou nucléaire, impliquant une incertitude à chaque tir. Le Zircon, de ce point de vue, réactualise d’une manière plus aiguë le débat des années 1980 sur le rôle des missiles de croisière en première frappe.
L’importance d’une appropriation opérative
L’armement hypersonique conventionnel est souvent présenté comme un système de rupture, « game-changing », une haute technologie de pointe ayant sa propre esthétique de la puissance – le « bling boum » – au risque de déconsidérer ses difficultés d’emploi (3). En effet, frapper vite et loin, en particulier sur des cibles fugaces, impose un environnement de renseignement, de ciblage et de commandement et contrôle dense. Or, ce n’est pas qu’une question de « système de reconnaissance-frappe », pour reprendre la terminologie soviétique, ou de « kill chain », pour reprendre l’américaine. Comme pour la conduite de frappes aériennes stratégiques, cet environnement est une condition nécessaire, mais insuffisante en l’absence d’une vision doctrinale. Or la focalisation sur une approche « game-changing » tend à tacticiser le raisonnement par la nombrification : portée, puissance explosive, vitesse, précision sont des données que l’on peut appréhender aisément, mais qui ne suffisent pas à définir une utilité militaire. Pour cela, il faut intégrer ces frappes dans un environnement conceptuel qui est forcément de nature opérative, ambitionnant de sélectionner des effets appuyant d’autres actions.
Typiquement, engager une salve d’hypersoniques sur les systèmes A2/AD (Anti-access/area denial) adverses en « ouverture de théâtre » en relève (4) ; tout comme les engager sur les capital-ships dans une bataille navale (5). Mais outre que les planifications sous-tendant ces actions doivent être pertinentes – d’où le rôle de l’opératif, un bon plan ne compensant pas une mauvaise analyse politique –, ces systèmes n’apparaissent que comme l’une des options à la main des planificateurs. On retrouve là l’importance des débats autour des opérations multidomaines, susceptibles de devenir un outil conceptuel de l’opératif sans qu’elles ne le soient par elles-mêmes ; ou encore l’importance de la réforme organique chinoise autour de théâtres possédant leur propre autonomie interarmées de planification et d’exécution – sans préjuger là aussi d’une pertinence des conceptions adoptées.
Dilution du succès
À défaut de cette intégration, la vision des engagements de systèmes hypersoniques reste techno-tactique, ce qui n’est pas sans conséquences sur la manière de considérer leurs effets – et leurs contributions aux succès militaires. En l’occurrence, l’exemple russe est intéressant : présenté comme hypersonique par un Kremlin qui en a fait l’un des éléments de son esthétique de la puissance, le Kinzhal est utilisé pour la première fois en Ukraine le 18 mars 2022, d’autres tirs intervenant, avec jusqu’à six missiles tirés le 9 mars 2023. L’engin est alors très largement présenté comme hypersonique dans la presse généraliste, comme par nombre d’experts. Si cette qualité était largement débattue avant même son emploi (6), elle souffre d’un contact avec la réalité : le 16 mai, un Kinzhal lancé sur Kiev est intercepté par une batterie Patriot récemment livrée (7). Avec seulement deux batteries opérationnelles, l’Ukraine ne peut pas protéger l’ensemble des cibles visées, mais un système prestigieux parce que présenté comme invulnérable perd de sa superbe. En réalité, l’un des opérateurs ukrainiens indiquera que le missile évoluait à seulement Mach 3,6 (8). Une baudruche dégonflée et une panique technologique évitée ?