Sur le plan intérieur, la conclusion de l’accord irako-américain permet à Moustafa al-Kazimi de maintenir le dialogue avec Washington tout en donnant des gages aux milices chiites pro-iraniennes sur lesquelles il veut s’appuyer pour briguer un deuxième mandat. C’était sans compter le résultat des élections du 10 octobre 2021, qui ont laissé se développer l’hypothèse d’un conflit intrachiite (3). Boycotté par une majorité de la population (l’abstention a atteint 56,7 %), le scrutin a placé le Mouvement sadriste en tête (10 % des voix et 73 sièges sur 329), préfigurant le début d’une grave crise. Figure de la lutte contre l’occupation américaine, Moqtada al-Sadr est une personnalité centrale de la scène publique irakienne. Son engagement dans la guerre contre l’EI lui assure une série de succès électoraux et la faveur de la rue, faisant de lui un soutien indispensable pour qui espère former un gouvernement. Mais ses ambitions sont régulièrement contrées par ses opposants pro-iraniens, dont l’objectif est de l’isoler.
L’Irak traverse une nouvelle phase d’instabilité depuis l’été 2022. Celle-ci s’inscrit dans le bouleversement continu que connaît le pays depuis 2003 et apparaît comme l’aboutissement des tensions enflammant les factions chiites, sur lesquelles plane l’ombre de Téhéran. L’annonce, le 29 août 2022, par Moqtada al-Sadr de son retrait de la vie politique est la énième tentative d’impulser dans un contexte de crispation son projet d’union de majorité en ralliant la rue à sa cause. Le même jour, un important mouvement de contestation est organisé par ses partisans, qui parviennent à prendre d’assaut le palais de la République, avant d’être réprimé. Près de 30 morts et plus de 350 blessés sont comptabilisés dans les affrontements qui ont eu lieu dans la zone verte entre les Brigades de la paix, proches de Moqtada al-Sadr, et les Unités de mobilisation populaire, pro-Iran. Le 13 octobre, un vote au Conseil des représentants a permis l’élection du Kurde Abdel Latif Rachid à la présidence de la République, et la nomination de Mohamed Chia al-Soudani au poste de Premier ministre.
Bagdad au centre du jeu stratégique dans le Golfe
Pour la plupart des analystes américains, la politique américaine au Moyen-Orient reste incertaine. L’annonce du retrait des troupes, si elle démontre un désintérêt pour la région, ne signifie toutefois pas un désengagement total. Depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, qui a enrayé la stratégie du pivot vers l’Asie, la Maison Blanche semble revoir ses priorités. À l’occasion du sommet de Djeddah (Arabie saoudite) de juillet 2022, Joe Biden a ainsi réaffirmé l’engagement américain dans la région après avoir passé le début de son mandat focalisé sur la guerre en Ukraine et sur l’influence de la Chine en Asie. Il confirme l’intérêt des États-Unis pour renforcer les liens avec les monarchies du Golfe, préoccupées par les retraits successifs d’Afghanistan et d’Irak. Ils sont en effets trop importants pour la délaisser, en particulier si cela signifie abandonner l’Irak à son sort, en proie à un mélange explosif de tensions communautaires (pouvant aller jusqu’à la guerre civile) et de groupes terroristes. Un Irak fort apparaît telle une priorité stratégique pour sécuriser la péninsule Arabique, assurer la stabilité des exportations mondiales de pétrole et de gaz et lutter à la fois contre l’Iran et le djihadisme, tout en rassurant l’allié israélien. Conscient de ce rôle, Téhéran souhaite maintenir les divisions au sein de la classe politique et de la population.
Les États-Unis doivent réaliser que leur objectif principal est de soutenir la capacité de l’Irak à être stable et indépendant. Mais cela passe par de nombreux défis, à savoir redorer l’image américaine, participer à la reconstruction de l’économie et du système politique irakiens afin de créer une structure de gouvernance efficace, et ce pour permettre l’indépendance d’un Irak en mesure de contribuer durablement à la sécurité dans le Golfe. En poursuivant des buts à court terme ces deux dernières décennies, les États-Unis n’ont pas mesuré l’importance qu’occupait l’Irak au Moyen-Orient : plutôt que de se concentrer sur ce rôle essentiel, Washington a préféré miser sur la lutte antiterroriste et diviser les dossiers en priorisant une détente avec l’Iran pour stabiliser l’Irak. Se retirer de ce dernier, ce serait faire reposer la sécurité intérieure de l’Irak sur la force seule de l’armée nationale. Or, bien que formée par les conseillers américains, elle est affaiblie par des tensions internes et n’est pas en mesure de faire face à la réorganisation de l’EI (4). Tant que les sunnites ne seront pas pleinement intégrés dans les systèmes étatiques irakien et syrien, puisque c’est sur cette base sunnite syro-irakienne qu’elle s’appuie pour se développer, Daech continuera de constituer un risque international permanent dans la région, donc pour les intérêts américains. Or cette intégration ne semble pas prévue par le parrain iranien.
Par cette vision à court terme, les Américains ont par ailleurs sous-estimé l’importance stratégique que revêt l’Irak pour la Chine et la Russie, tandis qu’ils ont obscurci le rôle que pouvait jouer Bagdad dans la stabilité régionale pour les exportations pétrolières. Si la stratégie de Washington est de concurrencer Pékin dans le cadre du pivot vers l’Asie, l’investissement chinois en Irak avec les nouvelles routes de la soie devrait conduire les États-Unis à conserver un intérêt soutenu au Machrek. Parallèlement aux accords commerciaux conclus ces dernières années avec plusieurs producteurs de pétrole – dont un signé en mars 2021 avec l’Iran –, la Chine a misé sur l’Irak pour sa diversification des sources d’approvisionnement énergétique. Entre Téhéran, Pékin et Washington, l’Irak n’a pas fini d’être au cœur des jeux d’influence. Ainsi, lorsque Joe Biden réitère, en juillet 2022, son soutien à Bagdad dans la lutte contre le terrorisme et la nécessité d’« un Irak fort capable de se défendre », certains analystes émettent l’hypothèse d’un renouveau stratégique. Reste au gouvernement de Mohamed Chia al-Soudani à faire ses preuves pour sortir de manière pérenne le pays de l’impasse politique.
Notes
(1) Myriam Benraad, « L’Irak au défi de Daech », in Les Cahiers de l’Orient, vol. 121, no 1, 2016,
p. 11-19.
(2) Jean-Loup Samaan, « The Long Goodbye : les États-Unis et le désengagement militaire du Moyen-Orient », in Hérodote, no 184-185, 1er et 2e trimestres 2022, p. 235-248.
(3) Adel Bakawan, « Pourquoi le diable attend les Irakiens ? », Centre français de recherche sur l’Irak, 26 septembre 2022.
(4) Adel Bakawan, « Le retour de Daech, grand gagnant du jeu géopolitique au Moyen-Orient », Centre français de recherche sur l’Irak, 28 janvier 2022.
Légende de la photo en première page. : Un Irakien travaille à la reconstruction de la grande mosquée Al-Nouri de Mossoul, détruite en juin 2017 par Daech, le 10 juillet 2022. © Xinhua/Khalil Dawood