D’abord, les affrontements au Darfour sont de nature différente comparés à la bataille qui se mène à Khartoum : ils ressemblent plus aux prémices d’une guerre civile et impliquent au-delà des SAF et RSF d’autres acteurs armés, qu’ils soient les mouvements de rébellion darfouriens (notamment conduits par Minni Arkoi Minnawi et Djibril Ibrahim) ou des milices d’autodéfense communautaires soutenues par les SAF ou les RSF. Les victimes des combats sont donc nombreuses et le flot de réfugiés vers le Tchad conséquent (on a dépassé les 100 000 depuis de longues semaines). Cette arrivée de nouvelles populations crée plusieurs problèmes. D’abord, une dégradation de la sécurité car la présence des réfugiés rend possible des incursions de groupes armés soudanais (souvent arabes) et sans doute aussi aiguise les appétits de voleurs tchadiens comme ce fut le cas dans les années 2000. Ensuite, ce flux de victimes se déroule dans une zone où l’État tchadien a brillé par son absence et par le manque de services publics. Cela suscite donc des pressions très fortes sur le peu d’infrastructures et sur les inégalités entre les réfugiés assistés par les ONG internationales et une population locale confrontée aux seuls militaires. Enfin, cela pose un problème politique incontournable sur l’équilibre de force dans la zone transfrontalière entre Arabes et non-Arabes, dont la réponse a aussi des conséquences sur la stabilité du régime tchadien.
En effet, N’Djamena peut craindre le basculement d’une partie de la communauté arabe tchadienne dans les combats de l’autre côté de la frontière par solidarité ethnique (ce n’est pas mécanique, mais cela peut fonctionner) et l’émergence d’une idéologie suprématiste arabe qui existe déjà dans certaines zones du Darfour (notamment occidental). Une telle convergence créerait de vrais problèmes à un régime tchadien dont la base sociale est extrêmement limitée démographiquement, alors que les Arabes constituent une communauté sans doute trois à quatre fois plus nombreuse. Cette crainte a déjà existé à plusieurs moments depuis les années 2000.
Il est aussi un autre aspect qui pose problème. Depuis 1989 et le début de la rébellion d’Idriss Déby contre Hissène Habré, les Zaghawa soudanais ont été inclus dans les forces combattantes tchadiennes et jusqu’à aujourd’hui, même si les Zaghawa tchadiens (appelés Bideyat) ont conservé un rôle central dans le régime, leurs parents soudanais comptent. Si les RSF et les milices arabes alliées gagnaient le contrôle du Darfour, les Zaghawa comme communauté et les mouvements insurgés comme leurs expressions politiques risqueraient de perdre leur position actuelle. Comme dans les années 2000, ressurgit l’idée que les Zaghawa doivent conduire la lutte des tribus non arabes (Zurga) contre l’hégémonisme des RSF et ses alliées. Une telle posture est défendue depuis les années 2000 par des membres influents de la famille Itno, à commencer par plusieurs oncles du président actuel. Le risque est donc que le Tchad officiel maintienne une neutralité de façade et que des officiers supérieurs tchadiens livrent armes et munitions aux mouvements darfouriens ou même ordonnent à leurs hommes d’aller combattre de l’autre côté de la frontière. À l’heure actuelle, cette description ne correspond qu’à un scénario (qui est crédibilisé par les combats de fin juin au Darfour occidental), mais il est sûr qu’il porte les germes d’un affrontement d’ampleur qui ne resterait pas sur le territoire soudanais et qui, d’une certaine façon, échapperait également aux SAF et RSF, prisonnières toutes deux de leurs alliances locales. On peut se rassurer en estimant que des pays influents à N’Djamena, comme la France ou les États-Unis, sont absolument opposés à une telle évolution.
Conclusion : la dynamique de la guerre
Deux pays ont été omis dans cette analyse alors qu’ils ont fait la une des journaux occidentaux. D’abord, il faut remarquer le silence de la Chine, premier partenaire commercial et premier investisseur au Soudan, membre du conseil de sécurité des Nations Unies. Si Pékin aspire à remodeler le système international, il en donne une vision peu attrayante puisqu’un pays se meurt, et qu’il ne propose rien, sauf un système international réduit aux acquêts et à la loi du plus fort : le Sud global ne fera pas rêver les Soudanais si telle est l’ambition chinoise. Après la guerre au Darfour des années 2000 qui, pour la Chine, s’était traduite par le boycott partiel des Jeux olympiques de 2008, les diplomates chinois avaient affirmé qu’ils avaient tiré les leçons de leur aveuglement sur la crise soudanaise. Ce qui se passe depuis trois mois indique que tel n’est pas le cas.
Enfin, la Russie, qui mobilise tant en Occident au point de cultiver le discours idéologique plus que l’analyse factuelle. Les événements des derniers mois montrent d’abord qu’il faut différencier les intérêts de Wagner de ceux de la Russie. De plus, Wagner n’a aucune capacité à durer sans appui de l’État russe : cela est vrai en Syrie et tout autant en Afrique. L’intérêt de Moscou est depuis de longues années l’obtention d’une base navale à Port-Soudan. Ce désir est motivé non seulement par le rôle de la mer Rouge dans le commerce mondial (environ 10 % transitent par cette région), mais aussi par ses ambitions dans l’Est de la Méditerranée et une volonté à terme d’une présence plus grande en Afrique de l’Est qui nécessitera un accès portuaire privilégié. Que représentent les intérêts de Wagner dans cette vision géopolitique ? Pas grand-chose, sauf pour les Occidentaux qui sont disposés à faire flèche de tout bois. Wagner et Hemedti sont ainsi promus ensemble comme les seuls acteurs du secteur minier aurifère au Soudan, jugé très rentable, en oubliant que Wagner a un rôle très spécifique dans la purification du minerai d’or et surtout qu’il n’y a aucune raison pour laquelle les militaires soudanais abandonneraient un secteur aussi profitable alors qu’ils contrôlent le pouvoir. Que Wagner recèle de multiples dangers est illustré par la situation en Centrafrique, qu’il faille lui faire jouer le rôle de deus ex machina dans le conflit soudanais est nettement moins probant. Pour Moscou, peu importe qui gagne la guerre à condition qu’il soit favorable aux demandes russes et Hemedti autant que Burhan ont su cultiver l’ambigüité.
Surtout, ce qu’il faut retenir est que la dynamique de la guerre est porteuse de nombreux changements qui prendront sans doute forme dans les prochains mois car une chose parait aujourd’hui certaine : la guerre, la sale guerre que mènent les RSF et les SAF, avec la population soudanaise comme otage, va durer.
[NdlR : article rédigé en juillet 2023]
Carto no 78, 2023 © Areion/CAPRI