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La victoire dans la guerre en Ukraine : de quoi parle-t-on ?

« Nouvel échec stratégique », « défaite majeure russe  », « reconquête stratégique et symbolique » (1), voilà les expressions décrivant la reprise de Kherson par les forces ukrainiennes en novembre 2022. Ces mots, utilisés tout aussi bien par des journalistes que par des ministres ou des responsables militaires, tranchent avec la réalité de l’avancée opérationnelle (quelques dizaines de kilomètres seulement et la problématique tactique du franchissement du fleuve qui demeure). De ce fait, comment définir la victoire et son intensité dans la guerre en Ukraine : par ses avancées en termes de kilomètres carrés reconquis ? Par l’atteinte des objectifs politiques (si l’on parvient à les définir) ? Par l’effet produit sur l’adversaire ? Par le symbole politique des conquêtes et reconquêtes ? Du fait de l’existence de ce flou, les conflits d’interprétation sont nombreux, et selon l’accointance des analystes, tout ou presque peut être justifié. Un effort de rationalisation est nécessaire.

Une victoire ou des victoires dans la guerre en Ukraine ?

Commençons par poser un cadre conceptuel à cette réflexion. Afin d’éviter les malheureuses confusions entre défaite stratégique et avancée tactique minimale comme dans le cas précité de Kherson, il s’agit de revenir aux définitions proposées par Olivier Zajec (2). Il distingue ainsi trois degrés de victoire : la victoire, qui est tactique et opérationnelle et s’incarne dans le succès des armes, qui ensuite permet d’atteindre un succès d’ordre stratégique par l’atteinte des buts de la campagne, et ouvre ainsi – s’il est suffisant et exploité de manière adéquate – à la réussite politique concrétisée par l’atteinte de la paix avantageuse, but de toute guerre (3). Une première lueur apparaît donc pour étudier la victoire dans la guerre en Ukraine. La reprise de Kherson, semi-­victoire tactique (adversaire forcé au recul, mais sans le déstabiliser en profondeur), a permis un succès stratégique par sa portée symbolique, mais en aucun cas l’atteinte d’une réussite politique : la paix avantageuse n’est pas obtenue.

Appliquons cette grille de lecture aux diverses phases de la guerre en Ukraine pour obtenir des résultats étendus (4).

Lors de l’opération spéciale des premiers jours (24 février-­mi-mars 2022) : l’attendu stratégique russe d’un effondrement ukrainien par des frappes stratégiques couplées à une avancée conventionnelle générale et la prise de gages symboliques (Kharkiv, encerclement de Kiev, Odessa, etc.) pour une réussite politique de satellisation de l’Ukraine est un échec. Les victoires tactiques ukrainiennes sont nombreuses (résistance de Kharkiv, blocage des forces russes à Hostomel, résistance de Mykolaïv), mais ne déterminent pas en soi le succès stratégique qui réside dans la préparation d’une stratégie défensive asymétrique assurant la survie et le passage dans une guerre d’attrition longue (5). Pas plus d’ailleurs qu’elles ne conduisent à une réussite politique, nonobstant leur portée symbolique, puisque cet échec russe ne signifie pas la fin de la guerre (6).

Durant la première offensive russe à l’est (printemps 2022) : si la réduction du saillant de Sieverodonetsk est obtenue, son exploitation dans la profondeur, notamment par une action sur Kramatorsk et une reprise du Donbass, n’est pas possible pour les Russes. L’épuisement des forces ne permet ainsi pas de dépasser la victoire tactique.

La première contre-­offensive ukrainienne (septembre-­novembre 2022) conduit à une percée tactique importante dans la zone de Kharkiv ainsi qu’au recul des Russes dans la zone de Kherson jusqu’à la reprise de la ville. Si l’ébranlement de l’ensemble du dispositif défensif russe est réel, il ne conduit pas à une capitulation ou à une négociation qui permettrait d’engranger une réussite politique. La victoire tactique, majeure (Kharkiv) ou limitée (Kherson), a permis un succès stratégique notable, mais sans réussite politique.

La seconde offensive russe à l’est (hiver 2022) : à l’image de la première, elle ne dépasse pas le cadre de la victoire tactique par la prise – longue et coûteuse – de Soledar et de Bakhmout. Le succès stratégique et la réussite politique de la reprise du Donbass ne sont pas atteignables à ce moment.

En ce qui concerne la seconde contre-­offensive ukrainienne : toujours en cours, elle ne permet pas pour le moment (25 août) d’envisager autre chose que des gains tactiques, à l’avenir de nous dire s’ils parviendront à se transformer en succès stratégique.

À propos de l'auteur

Joseph Henrotin

Rédacteur en chef du magazine DSI (Défense & Sécurité Internationale).
Chargé de recherches au CAPRI et à l'ISC, chercheur associé à l'IESD.

À propos de l'auteur

Thibault Fouillet

Directeur Scientifique de l’IESD.

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