En somme, si les victoires tactiques sont nombreuses, les succès stratégiques sont rares et ne permettent à aucun moment d’entrevoir une réussite politique imminente. Pourtant, à ces constats ponctuels s’oppose une logique structurelle d’un recul continu des Russes jusqu’à la contre-offensive ukrainienne actuellement à l’œuvre. Il s’agit alors de compléter notre étude de la notion de dynamique de la victoire.
La dynamique de la victoire : un indicateur opérationnel incontournable
À l’instar de l’enchaînement entre victoire, succès et réussite, la victoire s’incarne dans une dynamique qui oscille en fonction des résultats des diverses phases des opérations. La guerre en Ukraine est ainsi clairement orientée dans une dynamique de la victoire au profit des Ukrainiens. Dès l’échec imposé au projet d’action éclair russe dans les premiers jours du conflit, jusqu’à la reconquête du territoire occupé (retrait russe du nord-est en mars 2022, recul net à l’est entre septembre et novembre 2022, grignotage depuis juin 2023), l’enchaînement des succès est ukrainien. Néanmoins, comme nous l’avons constaté précédemment, cela n’empêche pas des victoires russes ponctuelles, en particulier tactiques.
Caractériser la victoire dans ce conflit revient ainsi non seulement à définir le degré de succès de chaque action opérationnelle, mais également à la rattacher à la dynamique générale du conflit. De ce fait émerge un outil intéressant de pondération des phénomènes étudiés. Leur importance réelle n’importe que par rapport à la dynamique générale de la guerre, jusqu’à la conclusion politique (par la capacité d’un camp à engranger des réussites à ce niveau). Tout évènement qui renverse la dynamique est ainsi d’une importance cruciale, un tournant de la guerre, tandis que ceux qui ont une dimension de succès stratégique, mais laissent la dynamique à l’adversaire voient leur cardinalité modérée. Dans le même ordre d’idée, la dynamique de la victoire nous permet de saisir la proximité d’un belligérant avec la réussite politique, l’enchaînement de défaites tactiques et stratégiques ne pouvant le conduire à la réussite politique (7).
Selon cette vision de la Russie, une fois sa chance initiale de victoire éclair passée, l’espérance de réussite politique russe n’a fait que décroître, avec une nouvelle retombée après le recul à l’est, à Kherson et à Kharkiv, et un regain léger, par sa résistance à la seconde contre-offensive ukrainienne. Le schéma est inverse pour l’Ukraine, avec une dynamique toujours plus importante, depuis la survie jusqu’à la capacité à reprendre son territoire par des actions offensives, sans pour autant jamais pouvoir forcer la Russie à conclure une fin de conflit avantageuse. Cette absence de réussite politique malgré les victoires tactiques et les succès stratégiques ukrainiens exprime ainsi l’essence de cet article. La systématicité de la victoire n’existe pas, et chaque évènement peut la contrecarrer, pour une épreuve de force qui reste bien avant tout un duel de volontés où gagner revient à forcer l’autre à plier (8).
La victoire en Ukraine : quelques certitudes pour une dynamique en suspens
En somme, la grille de lecture apposée à la guerre en Ukraine pour caractériser la victoire permet de tirer un bilan clair même, s’il soulève plus de questions qu’il n’apporte de certitudes. Au rang de ces dernières, il apparaît que la Russie a perdu stratégiquement et politiquement en regard de ses objectifs initiaux (satellisation de l’Ukraine, guerre éclair, démonstration de force vis-à‑vis de l’OTAN, qui s’est par ailleurs renforcée et agrandie), et qu’à l’inverse les Ukrainiens ont remporté des victoires tactiques et des succès stratégiques croissants (défensifs puis offensifs) leur conférant la dynamique de la victoire au fil de plus d’un an et demi de guerre.
Toutefois, passé la phase initiale et les succès de la première contre-offensive ukrainienne, il apparaît que les gains sont quasi exclusivement tactiques (offensives russes à l’est ; début de la seconde contre-offensive ukrainienne), et ce malgré l’instrumentalisation constante en termes de communication. Un frein important est ainsi placé à la capacité pour l’un des belligérants d’obtenir une réussite politique (totale pour l’Ukraine avec le retrait russe ; désormais forcément limitée pour les Russes puisque le renversement de l’Ukraine n’est plus atteignable), ce qui ralentit la dynamique de la victoire et tend donc à l’équilibrer au fil du temps (9).
Un tel constat pose nécessairement la question de l’après, et nécessite en particulier de distinguer les perspectives de victoire pour les belligérants. La question ici impose de prendre à la fois une perspective capacitaire, et une autre, politique ; toutes deux interdépendantes et intimement liées à la dimension temporelle. D’un point de vue capacitaire, les flux en matériels et munitions, plus que ceux en personnels, conditionnent la poursuite des opérations, l’évitement de l’essoufflement et l’obtention de la victoire. Or, le vase d’expansion ukrainien est largement américain, avec l’inconnue du résultat de la prochaine élection présidentielle. Du côté russe, la production de nouveaux matériels et la remise en condition de matériels stockés ne semblent pas complètement compenser la combinaison entre pertes et aptitude à « absorber » ces matériels dans les unités. Une inconnue, ici, est liée à l’aide internationale dont bénéficie la Russie et notamment celle de la Chine, sur le plan notamment des poudres et de leurs composants, ou encore de matériels électroniques.