A contrario, l’URSS, du fait de son modèle collectiviste, n’a pas pu répondre à cette défiance alimentaire américaine, y compris sur son « étranger proche ». Les piètres performances des kolkhoz et sovkhoz créés sous la période stalinienne n’ont pas pu être compensées par le développement agricole, à partir des années 1950, des « terres vierges » des pays d’Asie centrale, où la mise en eau des fleuves Amou-Daria et Syr-Daria a surtout fait disparaître la mer d’Aral. L’URSS ne pouvait donc pas offrir son soft power alimentaire malgré le potentiel de ses terres noires ou de ses extensions centrasiatiques. Pire, pour se nourrir, elle devait compter sur ses périphéries comme la Pologne, où une agriculture familiale avait été maintenue, entraînant au passage un ressentiment devant ce qui apparaissait comme de la réquisition forcée, sans compter que Moscou a même dû importer des céréales américaines certaines années. Un comble pour un espace qui compte les meilleures terres au monde. Si la puissance a été de la sorte largement affectée par la dépréciation du secteur, c’est un véritable effondrement que la Russie a connu après 1991, les salariés des anciennes structures collectives quittant leur assignation professionnelle tandis que les investissements, déjà très faibles, n’y étaient plus de mise. À l’impuissance s’ajoutait la disette. Cette réalité n’échappa pas à Vladimir Poutine qui, après sa prise du pouvoir, s’engagea lui-même sur le terrain du renouveau agricole qui devait être à la hauteur de son potentiel pédologique. Après avoir promulgué une loi foncière qui avait traîné pendant une décennie, c’est un réinvestissement à forte intensité capitalistique qui a repris le chemin des champs tandis que le pays renforçait ses infrastructures d’exportations. Un siècle après avoir abandonné sa position de première exportatrice, la Russie la retrouvait en 2015, son blé étant utilisé comme vecteur de sa projection géopolitique. De son côté, l’Ukraine avait fait de même après son détachement de l’URSS en 1991. Si tant de pays ont craint la guerre en Ukraine, c’est aussi parce qu’ils ont entrevu le risque d’un asséchement de la production de la Russie par-delà les difficultés de son voisin, qu’elle a tenté d’envahir et qui avait lui-même réhabilité son formidable potentiel agricole.
À la recherche de l’autosuffisance
Cette séquence russo-américaine n’épuise pas la réalité agricole de la puissance. D’autres pays l’ancrent dans la promotion de leur agriculture, soit parce que leurs abondantes ressources en terres et en eau leur permettent d’avoir une capacité à peser sur d’autres, soit parce que leur souveraineté politique passe par leur souveraineté alimentaire quand bien même leurs ressources ne sont pas abondantes. Dans le premier cas, on trouve entre autres le Brésil, qui fait de ses capacités agricoles un élément essentiel de sa politique de puissance au détriment de ses forêts et de ses paysans sans terre… Dans le second, ce sont tous ces pays qui, dans un souci de non-alignement sur les États-Unis, voulaient à tout prix réduire leurs importations. Il en a été ainsi de certains pays du Moyen-Orient, de la Syrie à l’Iran, engagés dans une relation de défiance à l’endroit de Washington. Cependant, cette recherche de souveraineté alimentaire via une certaine autosuffisance était de plus en plus difficile à atteindre eu égard à la croissance des populations. Certes, un grand pays comme l’Inde y était parvenu dans le cadre de sa révolution verte lancée au mitan des années 1960. Mais, des années 1980 jusqu’à la fin de la décennie 2000, c’est plutôt la recherche de sécurité alimentaire combinant production, aide aux plus pauvres et importation bon marché des aliments qui prévalait.
Un nouveau tournant a néanmoins été pris ensuite dans beaucoup de pays. La flambée des prix alimentaires en 2007-2008 puis en 2010-2011 a fait la démonstration d’une trop grande exposition aux chocs de prix extérieurs. Les émeutes de la faim ont souligné l’acuité politique de cette fragilité alimentaire. Faut-il dès lors s’étonner qu’un pays comme la Chine, au rêve de puissance avéré et très soucieux de sa stabilité, ait formulé une solide doctrine de souveraineté alimentaire qui vise la quasi-autosuffisance en grains (95 %) autres que le soja ? La mobilisation des eaux à grande échelle, la protection des terres, les appuis à la production et la diversification des fournisseurs de soja sont au cœur de cette politique. Elle est complétée par une politique de stockage des grains qui manquent, avec pour effet de peser sur les cours mondiaux dont la hausse depuis 2021 ne résulte pas seulement de la relance post Covid-19 et de la guerre en Ukraine.
Entre capacité à ne pas dépendre et capacité à peser sur d’autres, l’Europe s’est elle aussi engagée sur ce chemin de la puissance par l’alimentation. Les prémices de sa construction ont d’abord mis en priorité la recherche d’autosuffisance dans le cadre de la politique agricole commune. Les résultats ont été tels qu’à partir des années 1980, elle a pu peser par ses capacités exportatrices, concurrencer les États-Unis et participer au maintien de cours mondiaux peu élevés ; pour le meilleur, car les consommateurs les plus pauvres pouvaient s’y retrouver, pour le pire aussi car, ce faisant, les paysans des pays du sud en pâtissaient. De réforme en réforme, elle a ainsi quitté les rives d’un productivisme forcené qui l’exposait aux critiques externes (concurrence déloyale) et internes (cherté, inégalités et non-durabilité du modèle), pour mâtiner son modèle de normes plus environnementales. Entre nécessités productives et exigences environnementales, à l’heure où les besoins de production sont grandissants et où les risques climatiques sont menaçants, elle est plus que jamais sur cette ligne de crête. Puissance alimentaire et puissance climatique, telle est l’équation qu’elle doit résoudre.
Avant de parler de puissance, pour beaucoup de pays de la planète, c’est plutôt l’équation de leur sécurité alimentaire que ces derniers doivent avant tout résoudre. En montrant la forte dépendance de nombre de pays aux céréales de ce pays et de son voisin russe, la guerre en Ukraine est venue rappeler cette évidence. En évoquant un ouragan de famine, c’est à tous ces pays qu’António Guterres faisait bien sûr allusion.