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L’avenir de la Géorgie, entre aspirations euro-atlantiques et tentations sino-russes

Le 8 mars 2023, la police géorgienne utilise des canons à eau pour disperser des manifestants brandissant le drapeau européen à Tbilissi, lors d’un rassemblement contre un projet de loi sur les « agents de l’étranger ». (© AFP)

Au moment où la Géorgie attend la publication du rapport d’évaluation de la Commission européenne, sur la base duquel les États membres se prononceront sur l’éventuel octroi du statut de candidat à la Géorgie à la mi-décembre 2023, comment percevez-vous son avenir européen ?
Il y a encore peu de temps, la perspective d’une adhésion de la Géorgie à l’Union européenne (UE) était difficile à imaginer. La guerre en Ukraine a rebattu les cartes géopolitiques en Europe et la Géorgie s’est trouvée propulsée, comme l’Ukraine et la Moldavie, dans une dynamique d’adhésion aussi soudaine qu’inattendue. Cependant, cette opportunité s’est malheureusement confrontée à la réalité du recul démocratique intervenu en Géorgie ces dernières années. L’érosion des droits de l’homme et de la liberté des médias, les pressions sur les ONG, tout comme les faits d’agressions avérées contre des manifestants (et des journalistes) a en effet amené les instances européennes à s’interroger légitimement sur l’engagement réel du gouvernement géorgien en faveur de l’État de droit. Car le processus d’adhésion à l’Union européenne ne consiste pas seulement à rejoindre un cercle géoéconomique prospère. Certes, la Géorgie a déjà signé des accords d’association et de libre-échange avec l’Union européenne, lesquels accordent également aux Géorgiens un régime sans visa. Depuis, la Géorgie se conforme à de nombreuses réglementations de l’UE. Mais l’intégration européenne, ce n’est pas que cela. C’est aussi et avant tout un engagement envers des valeurs démocratiques communes. Or, la gouvernance informelle du pays par l’oligarque et ancien Premier ministre Bidzina Ivanichvili, la très forte polarisation politique qui empêche tout dialogue démocratique constructif, l’absence de plus en plus flagrante d’indépendance du système judiciaire, ou encore le retour grandissant de la corruption, sont autant d’obstacles qui se dressent entre la Géorgie et l’UE. Et dans ces domaines, le gouvernement géorgien semble de moins en moins enclin à fournir des efforts pour renforcer l’État de droit. Bien au contraire… Dans les semaines et les mois à venir, cette situation risque de s’aggraver.

Dans ce contexte, pensez-vous que l’Union européenne accordera le statut de candidat à la Géorgie ?
À ce stade, on ne peut faire que des hypothèses. Le scénario le plus probable serait que la Géorgie accède au statut de candidat, mais sous strictes conditions, comme ce fut le cas en 2022 pour la Bosnie-Herzégovine. Cette perspective s’inscrirait dans une stratégie géopolitique européenne visant à arrimer la Géorgie à l’Europe, tout en mettant le gouvernement géorgien face à ses responsabilités. En revanche, un refus du statut de candidat constituerait à mon sens une erreur politique majeure de l’UE. Cela risquerait d’éloigner durablement la Géorgie de l’Occident et de ses valeurs, alors même que la Russie est à la manœuvre pour la détourner de son avenir euro-atlantique.

Les dernières élections législatives et municipales en Géorgie ont été marquées par de fortes présomptions d’irrégularités, ce qui a ouvert une crise politique majeure dans le pays. Peut-on s’attendre à une situation similaire pour les élections législatives de 2024 ?
Les prochaines élections législatives, prévues dans un an, seront cruciales car elles décideront sans doute du sort de la Géorgie pour les décennies à venir. Dans ce contexte, le parti Rêve géorgien s’emploie, depuis son accession au pouvoir, à créer les conditions d’un vote en sa faveur en développant un clientélisme particulièrement efficace, en déployant des techniques d’intimidation rappelant l’époque soviétique, en cherchant à s’assurer le contrôle de la plupart des médias géorgiens et du monde de la culture. Enfin, il se pose comme le dernier rempart contre une hypothétique invasion russe pour drainer vers lui une large part de l’électorat géorgien. En ce domaine, la désinformation des médias contrôlés par le Rêve géorgien est massive. Cette configuration rend difficile la victoire des partis d’opposition. En réalité, ce à quoi l’on assiste au cours de ces dernières années, c’est la mise en place progressive d’un régime illibéral dans lequel l’ensemble du pouvoir politique et des richesses du pays se trouve concentré entre les mains du Rêve géorgien.
Si on regarde la dynamique politique des trente dernières années en Géorgie, on constate par ailleurs qu’à chaque changement du régime, le nouveau gouvernement en place se livre à la diabolisation de l’équipe dirigeante sortante. Une posture qui entretient délibérément une très vive polarisation de la vie politique géorgienne et qui empêche tout dialogue ou compromis. L’emprisonnement, depuis octobre 2021, de l’ancien président Mikheïl Saakachvili s’inscrit dans cette logique. Certes, les affaires pour lesquelles l’ancien président est jugé ne sont pas forcément sans fondement, mais sa santé précaire est un vrai sujet et son enfermement divise profondément la société.

Cette attitude du gouvernement géorgien trouve-t-elle une expression particulière en matière de politique étrangère ?
Oui, tout à fait. Dans le contexte politique que j’ai évoqué précédemment, il est logique qu’un tel régime hybride recherche des alliances avec des régimes similaires. En conséquence et naturellement, le partenariat avec l’Occident démocratique s’affaiblit. Si avant le début de la guerre en Ukraine, la politique étrangère officielle du gouvernement géorgien — orientation résolument pro-occidentale, adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN — était claire, la voie diplomatique qu’il défend actuellement apparaît aujourd’hui de plus en plus floue. En signant cet été un accord de partenariat stratégique avec la Chine, l’exécutif géorgien applique désormais ce qu’il appelle une « politique étrangère multivecteurs ». Cela s’explique en partie par le réchauffement des relations avec la Russie et la recherche d’alliés en dehors de l’Occident.
L’ambiguïté entretenue par le pouvoir géorgien face à la Russie, soi-disant au nom de l’intérêt national, ne trompe aujourd’hui plus grand-monde, ni à l’intérieur du pays, ni à l’étranger. On assiste en effet à un virage résolument anti-occidental du gouvernement, qui s’appuie pour une large part sur la fiction de l’ouverture supposée d’un deuxième front de guerre en Géorgie contre la Russie, dans le but d’appuyer l’Ukraine. Tout cela prétendument voulu par les pays occidentaux. En jouant sur les peurs, le pouvoir en place réussit ainsi à consolider une partie de son électorat tout en le détournant de l’Europe et des États-Unis. Parmi les autres manifestations anti-occidentales, on peut citer la dénonciation unilatérale des accords politiques passés avec le président du Conseil européen Charles Michel, ou encore la rhétorique permanente très dure et parfois insultante à l’égard des représentants occidentaux à Tbilissi. Une posture suivie depuis l’été 2021 et qui rompt avec la posture habituelle de la Géorgie vis-à-vis de la Russie.
Il faut savoir que la Géorgie est le seul pays de la région à avoir conduit, depuis la révolution des roses en 2003, une politique résolument pro-occidentale. Cette approche reposait sur un constat simple : les risques existentiels auxquels était confrontée la Géorgie indépendante provenaient de la Russie, et l’intégration euro-atlantique apparaissait comme la seule et unique voie permettant de réduire ces mêmes risques et de préserver son indépendance. Or aujourd’hui, cette position a changé. Le Rêve géorgien affirme à présent qu’il existe d’autres voies à suivre, d’autres puissances dans le monde vers lesquelles se rapprocher, d’autres modèles politiques qui fonctionnent bien en dehors de celui proposé par l’Occident. L’éloge du modèle chinois et du président Xi Jinping par le Premier ministre géorgien cet été en est la parfaite illustration. De même, le Rêve géorgien a récemment quitté le groupe des socio-démocrates du Parlement européen dont il était membre observateur depuis 2015, et se rapproche désormais des partis européens conservateurs-populistes. La participation du Premier ministre géorgien à la Conservative Political Action Conference en mai 2023 à Budapest, aux côtés de Viktor Orban, en témoigne.

Et pourtant, le Rêve géorgien continue à affirmer qu’il reste fidèle à la voie européenne…
C’est vrai, mais il s’agit avant tout d’un double discours visant à rassurer la population géorgienne, qui reste très majoritairement pro-européenne. Un sondage réalisé au mois de septembre 2023 par l’institut Edison Research indique par exemple que 90 % de la population soutient l’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne. Cette perspective est d’ailleurs inscrite dans notre Constitution. L’actuel gouvernement cherche par conséquent à faire croire qu’il est lui-même engagé dans cette voie, alors même que ses actions démontrent le contraire. Les récents développements autour de l’ancien procureur général Otar Partskhaladze (sanctionné par le Département d’État américain et qualifié d’agent d’influence du FSB en Géorgie), de la Banque nationale (modifications des règles d’application du régime de sanctions internationales), de la tentative avortée de destitution de la présidente Salomé Zourabichvili, ou encore des nouvelles lois restreignant la liberté de rassemblement et de manifestation, en sont la démonstration.
Les douze recommandations de l’UE auxquelles la Géorgie a été soumise dans la perspective de son adhésion englobent différentes réformes dans des domaines aussi variés que la dépolarisation de la vie politique, les réformes électorales et institutionnelles, l’indépendance de la justice, la lutte contre la corruption, la désoligarchisation ou encore la liberté des médias. On comprend pourquoi le gouvernement actuel rechigne tant à les mettre en œuvre. Car, si officiellement la politique étrangère de la Géorgie demeure pro-européenne, de facto tout est fait à Tbilissi pour faire échouer volontairement l’obtention du statut de candidat à l’UE. Car en réalité, le Rêve géorgien ne souhaite nullement se rapprocher d’une Europe qui pourrait restreindre la moindre parcelle de son pouvoir sur le pays.

Vous avez évoqué le partenariat stratégique avec la Chine, pourriez-vous nous en dire plus ?
La Chine considère la Géorgie comme un maillon important, voire essentiel, de ses nouvelles routes de la soie. Jusqu’à présent, la principale voie de transport terrestre entre la Chine et l’Europe traversait le territoire russe via le « Corridor Nord » des nouvelles routes de la soie. Or, celui-ci est actuellement bloqué en raison des sanctions occidentales contre la Russie. D’où l’intérêt de Pékin pour le « Corridor du Milieu » (1), qui relie la Chine à l’Europe via le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, sans passer par la Russie. Si celui-ci était jusqu’à présent économiquement et logistiquement moins compétitif, le conflit russo-ukrainien l’a subitement remis au centre du jeu. Désormais, la nécessité d’édifier des routes commerciales alternatives contournant la Russie apparaît comme une priorité. Dans ce contexte, la situation géographique de la Géorgie devient un élément stratégique (2). Le 4e Forum de la Route de la Soie des 26 et 27 octobre derniers, tenu en Géorgie comme chaque année, a accueilli près de 2000 représentants des gouvernements et du secteur privé de 60 pays du monde et témoigne de l’intérêt majeur pour la Géorgie et ses infrastructures de transport.
Dans ce contexte, en juillet dernier, le Premier ministre géorgien et le président Xi Jinping ont signé à Pékin un accord de partenariat stratégique. Le gouvernement géorgien considère cela comme un grand succès, tandis que l’opposition y voit l’amorce d’une possible détérioration des relations entre Tbilissi et l’Occident.
Mais il reste encore beaucoup à faire : les obstacles liés à la qualité variable des infrastructures et des législations nationales doivent être surmontés afin que ce corridor réalise pleinement son potentiel. En Géorgie, les infrastructures-clés que sont les voies de chemin de fer, les autoroutes et les installations portuaires ne sont pas encore prêtes pour une augmentation des flux de marchandises. Depuis des années, les entreprises publiques chinoises participent activement à la construction d’autoroutes et de tunnels routiers et ferroviaires. La Chine s’intéresse tout particulièrement à la construction du port géorgien en eau profonde d’Anaklia, sur la mer Noire, capable d’accueillir des navires de type Panamax ou post-Panamax (3) et qui cristallise les très fortes luttes d’influence entre les Chinois (et leur partenaire russe) et l’Occident.

Quels risques pourrait représenter pour la Géorgie l’annonce de la création d’une nouvelle base navale russe à Otchamtchiré, en territoire séparatiste d’Abkhazie ?
La Russie et l’Abkhazie ont en effet récemment signé un accord portant sur la création d’une base navale permanente pour les navires de guerre russes dans la baie d’Otchamtchiré. Le développement des infrastructures portuaires militaires russes déjà existantes dans cette région occupée de Géorgie coïncide avec la nécessité pour la Russie d’accueillir de nouveaux bâtiments de guerre en dehors des installations en Crimée, lesquelles apparaissent de moins en moins sûres. Cette nouvelle base navale permettrait à la marine russe de surveiller le littoral géorgien (où accostent les navires de guerre de l’OTAN) et de renforcer son contrôle sur la mer Noire, tout en constituant une menace sécuritaire non négligeable vis-à-vis du projet de port d’Anaklia. Et cela au moment même où la mer Noire redevient un pôle d’intérêt stratégique pour l’Union européenne et l’OTAN.

La Géorgie accueille un nombre important de citoyens russes depuis le début de la guerre russo-ukrainienne. Selon les données officielles, plus de 100 000 d’entre eux ont obtenu le droit de résider en Géorgie. Le 10 mai dernier, Vladimir Poutine a par ailleurs signé un décret autorisant le rétablissement des vols directs entre la Russie et la Géorgie. Cette situation est-elle en mesure de constituer un danger pour la Géorgie ?
Cette arrivée incontrôlée et massive pose un défi démographique sans précédent pour un petit pays de 3,4 millions d’habitants. C’est comme si la France avait accueilli 2 millions d’étrangers en seulement quelques mois. Cela constitue également un défi majeur pour notre sécurité nationale à moyen et long terme, car cette nouvelle minorité russe représente désormais un outil de pression que pourrait utiliser Moscou contre Tbilissi. Cet afflux de citoyens russes intervient alors même que la Géorgie traverse une crise démographique liée à une forte émigration. Entre 2002 et 2017, ce sont en effet 1,4 million de Géorgiens qui ont quitté le pays (soit l’équivalent de 28 millions de personnes rapporté à la population française).
La présence d’une forte communauté russe représente également un défi pour la stabilité socio-économique du pays. Elle a créé une forte augmentation des prix à la consommation ainsi qu’une hausse considérable des prix de l’immobilier (de 150 % et 200 %). Cette situation provoque un fort mécontentement au sein d’une grande partie de la population géorgienne, et déstabilise son tissu économique. En effet, selon Transparency International, depuis le début de la guerre russo-ukrainienne, les citoyens russes ont créé 21 326 entreprises en Géorgie, soit trois fois plus que durant les 27 dernières années. Une situation qui pourrait se traduire, à court terme, par une dépendance économique croissante à l’égard de la Russie. Or, Moscou utilise traditionnellement l’arme économique comme moyen de pression géopolitique. De grandes entreprises russes sont déjà présentes en Géorgie, dans le domaine des télécommunications, des ressources naturelles et de l’énergie, du secteur bancaire et de la téléphonie mobile. Or, comme l’a montré l’Institute for Development of Freedom of Information (IDFI) dans une étude réalisée en mars 2022 sur les capitaux russes en Géorgie, on assiste à une forte pénétration des intérêts financiers russes dans de nombreuses entreprises géorgiennes.
Quant au rétablissement des liaisons aériennes entre la Russie et la Géorgie, il s’inscrit dans le changement de cap de la politique étrangère géorgienne en direction de Moscou. Rappelons que le trafic aérien entre les deux pays a été interrompu par la Russie en 2019, en réponse aux manifestations anti-russes des 20 et 21 juin de la même année à Tbilissi (4). Ce rétablissement des liaisons aériennes alimente un peu plus les divisions au sein de l’opinion publique géorgienne, une partie de celle-ci considérant que cette initiative ne fait que renforcer l’influence russe en Géorgie, au détriment des perspectives d’intégration européenne du pays.

Notes
(1) Également appelé « route de transport international transcaspien ».
(2) Les Américains ont également lancé un ambitieux projet de « Partenariat pour les infrastructures et les investissements mondiaux », qui constitue une alternative au projet chinois des nouvelles routes de la soie, et qui vise à relier l’Inde à l’Europe en passant par différents pays du Moyen-Orient.
(3) La Géorgie est le seul pays de la mer Noire à ne pas disposer d’un port en eau profonde, ce qui entrave considérablement l’utilisation de son potentiel de transit.
(4) En juin 2019, l’intervention depuis le siège du président du Parlement géorgien du député communiste russe de la Douma Sergueï Gavrilov, lors de la session de l’Assemblée interparlementaire de l’Orthodoxie, a provoqué une grande émotion dans l’opinion publique géorgienne. Sergueï Gavrilov est en effet accusé d’avoir participé à la guerre en Abkhazie contre la Géorgie et conformément à la loi sur l’occupation, il n’aurait jamais dû être autorisé à entrer sur le territoire géorgien.

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