Les services de renseignement, conçus pour éclairer et soutenir les autorités politiques, ne sont pas supposés souffrir d’angles morts, du moins durablement. Il est attendu d’eux une couverture des sujets d’intérêt identifiés dans la Stratégie nationale du renseignement, rendue publique par la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) (1) au mois de juillet 2019 (2) et régulièrement déclinée par le Plan national d’orientation du renseignement (PNOR) (3) qui attribue aux différents services thèmes de recherche et missions et désigne les chefs de file en fonction des grandes priorités.
Cette tâche essentielle de veille et de défense actives conduit les services à évoluer régulièrement et à adapter leur organisation. Les réformes, parfois secrètes, parfois publiques, se succèdent. La récente refonte en profondeur de la DGSE a par exemple été révélée par un arrêté du 13 juillet 2022 (4) que la presse a commenté avec plus ou moins de compréhension du contexte et des enjeux (5). Quand des angles morts sont identifiés en raison de l’évolution des menaces ou de l’apparition de nouveaux acteurs ou phénomènes, les autorités peuvent même décider de créer de nouveaux services, le plus souvent en faisant évoluer des structures préexistantes. Ces créations sont parfois brutales, parfois presque harmonieuses, mais elles ne sont jamais ni aisées ni rapides.
Jack Ryan chez Kafka ?
Fait de procédures et de doctrines, le monde du renseignement, exclusivement du ressort de l’État et donc composé d’administrations civiles et militaires, semble de prime abord rétif aux réformes hâtives ou aux innovations opérationnelles. Ces trente dernières années, c’est essentiellement sous la pression des évènements, voire après des échecs majeurs, que de nouvelles structures ont émergé, mais force est de constater que l’appareil d’État n’a cessé de s’adapter et de chercher des solutions, fussent-elles tardives.
La création de la Direction du renseignement militaire (DRM), en 1992, répondait aux défaillances de la DGSE constatées à l’occasion de la première guerre du Golfe (1990-1991) (6). De même, les années 1990 furent marquées par les rumeurs incessantes au sujet de la fusion entre la Direction de la surveillance (DST) et la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG). Ce projet, aux conséquences dramatiques désormais bien connues (7), prit finalement la forme en 2008 d’une OPA hostile du premier service sur le deuxième, les faiblesses de la nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) entraînant rapidement la création d’une Sous-direction de l’information générale (SDIG) reprenant – sans l’assumer – certaines missions des défunts RG. La disparition de ces derniers provoqua également, la même année, la transformation des Renseignements généraux de la préfecture de police (RGPP) en Direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP).
L’échec de la réforme de 2008 aboutit d’ailleurs en 2014 à la constitution du Service central du renseignement territorial (SCRT), devenu le 1er juillet 2023 la Direction nationale du renseignement territorial (DNRT), et à la transformation de la DCRI en Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) (8). Le maillage systématique du territoire national par les SR fut prolongé en 2013 par l’apparition de la Sous – direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) au sein de la Direction des opérations et de l’emploi (DOE) de la Gendarmerie. Enfin, dernier – né des services de renseignement français, le Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP) prolongea en 2019 l’expérience du Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), apparu en 2017 après une phase de préfiguration déclenchée au lendemain des attentats de 2015.
Loin d’être figée, la communauté du renseignement est donc en réalité en mouvement permanent, sous l’œil vigilant de la Coordination nationale du renseignement (CNR), créée en 2008 et devenue en 2017 la CNRLT, peu de temps après l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée (9).
Cette intense activité administrative (10), qui témoigne de nécessités opérationnelles, mais aussi de manœuvres politiques, ne produit pas d’effet immédiat. Créé en 2014 en tant que service central rattaché à la Direction centrale de la sécurité publique (DCSP) de la Police nationale, le Renseignement territorial est devenu une direction nationale il y a seulement quelques semaines, les observateurs les mieux renseignés estimant que sa structuration était loin d’être achevée et que de nombreux défis devaient encore être relevés, pourtant presque dix ans après sa fondation. Les policiers et les gendarmes de la DNRT peuvent sans doute se consoler en se tournant vers leurs camarades de la DRM, dont le service ne parvient pas à véritablement se stabiliser depuis 1992 (11).