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La crise électrique du Liban : une lecture géographique

Cette logique est mise en avant pour justifier la délégation à des prestataires privés pour moderniser le réseau de distribution local, en l’équipant de nouveaux compteurs, en éliminant les fraudes et en répartissant les factures, en divisant le pays en trois zones, à l’exception des concessions de Jbeil et de Zahleh, reliques d’une gestion privée de l’époque du mandat français (1920-1943). Malgré la mixité des zones de délégation, une logique communautaire sous-jacente apparaît, avec l’idée que les habitants paieraient mieux si les prestataires sélectionnés leur étaient proches d’un point de vue confessionnel. De fait, la zone nord du pays a été attribuée à la société Bus Butec, propriété d’un entrepreneur chrétien allié du CPL, pour desservir une région en grande partie chrétienne, sauf le Nord, sunnite. Les zones de Beyrouth et de la Bekaa, majoritairement sunnites, sont attribuées à KVA, dont l’un des dirigeants est proche de l’ancien Premier ministre Saad Hariri (2009-2011 et 2016-2020). La société qui a reçu la charge du Sud en 2012 appartient à la compagnie Debbas, sans rapport direct avec les druzes ou les chiites. Néanmoins, en 2018, après des problèmes de facturation et de paiement, cette circonscription a été divisée et la partie sud, majoritairement chiite, a été réattribuée au groupe Mrad, propriété d’un entrepreneur du Sud, ce qui va dans le sens de la logique territorialo-communautaire.

Les inégalités régionales dans l’accès à l’électricité

Cette rhétorique faisant des enjeux confessionnels la cause des problèmes électriques doit être nuancée. Il faut d’abord savoir que les données disponibles sont rares, ce qui favorise les approximations. Ensuite, depuis les années 2000, divers rapports montrent que les arriérés de paiement dans la banlieue sud de Beyrouth sont contenus dans des limites proches de celles des régions chrétiennes. Les rares données sur le vol révèlent, par ailleurs, qu’il concerne aussi des régions sunnites et chrétiennes. Enfin, il faut prendre en considération les différentiels de consommation. Un fraudeur qui utilise 1 000 kilowattheures (kWh) par mois (un ménage aisé ou une entreprise) coûte plus à EDL (compte tenu du tarif progressif) que 10 familles pauvres consommant frauduleusement 100 kWh. Selon des données de 2016 recueillies auprès de Bus, prestataire pour la distribution, environ 21 000 cas de fraude ont été identifiés au Liban-Nord, contre 5 000 dans le Mont-Liban. Mais les montants en jeu ne sont pas du même ordre : 3 973 kWh par fraudeur dans l’Akkar, contre 10 843 kWh au Kesrouan, où se trouve la grande ville chrétienne de ­Jounieh. Si la fraude est fréquente dans les régions pauvres, le montant moyen d’une fraude est plus élevé et coûteux pour EDL en zone aisée, en l’occurrence chrétienne (le raisonnement vaut pour Beyrouth, autre région aisée, majoritairement sunnite). Attribuer à un groupe confessionnel donné la responsabilité du déficit déforme la réalité et ignore les logiques de classes qui jouent également un rôle majeur.

Si les pertes non techniques sont une source importante de déficit, le décalage entre le prix de vente et le coût de revient se traduit par une perte financière comparativement plus importante pour EDL : en 2018, ce prix ne représentait que 50 % du coût de revient (avec l’effondrement de la livre libanaise, à peine 3 %). Cette distorsion compte pour un tiers des 1,5 milliard à 2 milliards de dollars versés chaque année à EDL. Or cette subvention ne profite pas à tous les Libanais. Le Grand-Beyrouth, qui représente 43 % des abonnés, en reçoit 58 %. Cet écart s’explique par deux raisons. La première est le rationnement géographiquement inégal de la distribution électrique, du moins jusqu’en 2019. La capitale accaparait en moyenne 20 heures par jour, quand les autres régions n’en recevaient que 12 à 16. La seconde est la présence de ménages aisés et d’entreprises, dont la consommation est plus importante : plus ils consomment, plus ils touchent de subventions… À l’inverse, les habitants des régions périphériques doivent s’acquitter d’une deuxième facture, pour les générateurs, plus élevée que celle des habitants de Beyrouth et ses banlieues.

Infrastructures et territoires de la gestion électrique au Liban

Loin de se limiter à l’enjeu du contrôle des territoires confessionnels, la question électrique révèle aussi des fractures de développement entre la région capitale, plus riche et mieux desservie en électricité, et paradoxalement bénéficiaire de davantage de subventions, et les régions périphériques.

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