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L’Europe et sa défense : la Facilité européenne de paix, Cheval de Troie de l’autonomie stratégique européenne ?

Le Conseil européen réuni à Bruxelles les 29 et 30 juin 2023 a décidé de relever, une nouvelle fois, le plafond financier de la Facilité européenne de paix (FEP) qui avait déjà été porté à près de 7,98 milliards d’euros pour la période 2021-2027 en avril 2023. 
Si cet instrument financier européen est aujourd’hui surtout connu du grand public pour son utilisation dans le cadre du financement collectif de la livraison de matériel militaire à l’Ukraine depuis 2022, il couvre néanmoins un champ plus vaste et a pour but d’aider des États tiers à construire (ou à reconstruire) la paix.

Pour autant, depuis sa mobilisation pour le financement de l’envoi d’armes létales à Kiev, des voix se sont élevées pour souligner ses limites. Il apparaît donc nécessaire de clarifier ce que cet instrument recouvre afin de mieux en cerner les difficultés.

Retour sur les origines d’un instrument financier pour la défense européenne

Aux origines de la FEP se pose une question cruciale pour la défense européenne, et qui fait aujourd’hui encore débat : comment financer des actions militaires européennes alors qu’il n’existe pas de ligne consacrée à la défense dans le budget communautaire ? Si les opérations civiles de gestion de crise sont financées sur le budget PESC, qui constitue une ligne du budget communautaire géré par la Commission, il en va autrement des opérations ayant des implications militaires, qui ne peuvent être financées par ce biais (art. 41, § 2 du Traité sur l’Union européenne). La majeure partie des coûts afférents à ces opérations sont donc supportés par les États membres participants selon le même principe de coûts individuels qu’à l’OTAN (« costs lie where they fall »). Une partie – à hauteur de 10 % environ – est néanmoins mutualisée et répartie selon une clé liée au produit intérieur brut.

Ces coûts communs ont ainsi d’abord fait l’objet d’un premier instrument financier européen créé en février 2004 : le mécanisme Athéna, permettant d’éviter de créer une structure de financement ad hoc pour chaque opération militaire de l’UE. Il avait à l’époque fallu aux États européens pas moins de trois ans d’âpres négociations pour s’accorder sur ce mécanisme, et en particulier sur la définition de la liste des coûts communs (stockage, exercices, personnel, transport, casernement notamment), tant le sujet est politiquement sensible. Treize opérations militaires européennes ont ainsi pu bénéficier de ce mécanisme.

Au regard de l’action croissante de l’UE dans le domaine militaire et de la gestion de crises dans les décennies 2010 et 2020, les États européens ont lancé un nouveau chantier visant à créer un outil plus ambitieux. Au terme de plusieurs années de débat, la FEP a ainsi été adoptée par le Conseil européen du 18 décembre 2020, puis formellement créée en mars 2021 pour financer les actions de l’UE dans le domaine militaire et de la défense, dans le but de prévenir les conflits, de préserver la paix et de renforcer la sécurité et la stabilité internationales (1). Ce nouvel instrument fusionne le mécanisme Athéna et l’ancienne Facilité de soutien à la paix pour l’Afrique (FPA) (2). La FEP n’a donc pas été prévue spécifiquement pour le contexte actuel de son utilisation majoritaire (le financement de la fourniture d’armes et de munitions à un État en situation de conflit armé), mais bien pour financer des actions ayant pour but de renforcer les capacités de pays tiers et d’organisations régionales et internationales dans le domaine militaire et de la défense. Autrement dit, pour décliner opérationnellement une certaine conception du rôle de l’UE dans son environnement géopolitique : celle d’un facilitateur de paix. Pour autant, l’étendue plus vaste du champ d’action de ce nouvel instrument, non plus limité à l’Afrique, ni à la question des coûts communs des opérations militaires de l’UE, a permis son utilisation rapide pour le cas ukrainien.

Un instrument polyvalent…

La FEP est ainsi un instrument extrabudgétaire (hors budget communautaire), abondé par les États membres, et dont le plafond financier global initialement fixé à 5 milliards d’euros (aux prix de 2018) pour la période 2021-2027, a très rapidement connu des augmentations successives depuis 2022, à la suite de la décision rapide des États européens de l’utiliser pour financer la livraison d’armes à Kiev, dès le 27 février 2022. Ce sont les États membres, réunis en Conseil européen, qui peuvent décider de son utilisation. Une fois la décision adoptée, celle-ci est mise en œuvre par le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrel, aidé du Service européen pour l’action extérieure (SEAE).

Si la FEP est aujourd’hui très visible dans le paysage médiatique à travers son utilisation dans le cas du conflit ukrainien, elle dépasse largement ce cadre. Dès novembre 2021, elle avait été employée pour offrir une assistance militaire au Mozambique, à travers une enveloppe de 40 millions d’euros permettant d’aider au financement de la formation militaire locale. De même, en décembre 2021, la FEP avait été mobilisée en faveur de la Géorgie, de la République de Moldavie, de l’Ukraine et de la République du Mali, dans le but à la fois de renforcer les capacités des pays bénéficiaires dans le domaine militaire et de la défense, et de promouvoir l’interopérabilité des forces armées locales.

En avril 2022, l’Union africaine s’est également vu octroyer une aide européenne de 600 millions d’euros dans le cadre de la FEP afin de l’aider à faire face aux défis sécuritaires de la région (notamment au Sahel). La FEP couvre donc un périmètre d’action important et flexible, visant à donner davantage de substance au rôle de l’UE en matière de défense et de promoteur de sécurité dans le monde, comme le montre également l’aide octroyée aux Balkans en juin 2022 pour la création d’une task force médicale visant à accroître les capacités médicales militaires des pays de la région. En mars 2023, la FEP a également été employée pour soutenir une mesure d’assistance à l’armée de Macédoine du Nord. Pour autant, et notamment au regard de son utilisation dans le cas du conflit ukrainien, elle a récemment fait l’objet de critiques.

… mais au cœur de vives critiques

Les principales critiques qui s’élèvent à l’encontre de la FEP sont liées à son utilisation en Ukraine. Si elle permet de financer l’équipement de l’armée ukrainienne avec des matériels aux standards OTAN, elle offre surtout une opportunité sans précédent à certains États européens (notamment l’Estonie ou la Pologne) de solder du matériel de l’époque soviétique en achetant sur étagère du matériel issu des industries de défense non européennes grâce au mécanisme de remboursement prévu pour les États livrant du matériel militaire à Kiev (3). De surcroît, le financement de la FEP fonctionnant selon une clé de répartition liée au PIB national, les principaux contributeurs (l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne) ne sont pas bénéficiaires du mécanisme, ce qui fait grincer des dents tant à Paris qu’à Berlin notamment. Ainsi, l’une des leçons à tirer de l’usage de la FEP en Ukraine est qu’elle devrait s’assortir d’une condition nécessaire : s’engager à remplacer le matériel militaire cédé par l’achat de matériel militaire européen, afin de donner une chance à une industrie de défense européenne de voir le jour à un moment où cela devient crucial, si l’autonomie stratégique européenne a encore un sens. 

Notes

(1) https://​www​.consilium​.europa​.eu/​f​r​/​p​o​l​i​c​i​e​s​/​e​u​r​o​p​e​a​n​-​p​e​a​c​e​-​f​a​c​i​l​i​t​y​/​t​i​m​e​l​i​n​e​-​e​u​r​o​p​e​a​n​-​p​e​a​c​e​-​f​a​c​i​l​i​ty/

(2) Samuel Longuet et Clémence Buchet-Couzy, « La Facilité européenne de paix. Premiers enseignements et perspectives pour l’Afrique », Konrad Adenauer Stiftung, 24 avril 2023.

(3) Nicolas Ravailhe, « Prends l’oseille et dis adieu à la souveraineté de la défense européenne », La Tribune, 20 mars 2023. C’est également le type de critique que j’ai pu entendre à plusieurs reprises auprès de certains praticiens français et allemands.

Légende de la photo ci-dessus : L’un des premiers K2 polonais à l’entraînement. La Facilité européenne de paix a permis à plusieurs États donateurs à l’Ukraine de renouveler leur matériel… mais pas nécessairement en se fournissant en Europe. (© DoD)

Article paru dans la revue DSI n°167, « Frappes stratégiques sur l’Ukraine : bilan de la campagne russe », Septembre-Octobre 2023.
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