La supériorité technologique est souvent citée comme l’élément fondamental ayant permis telle ou telle victoire, un retard technologique étant souvent présenté comme conduisant une armée à une défaite inéluctable. Les débats autour de certaines acquisitions de matériels tournent souvent autour de cette idée : il s’agit de ne pas « rater » une avancée technologique, souvent présentée comme un « game changer ». Lorsque le débat s’élève quelque peu, on explique souvent qu’il faut s’assurer de trouver la bonne réponse, le bon outil pour les conflits de demain. Le problème, et c’est le but de cet article, c’est que la doctrine qui est valable dans une situation n’est pas nécessairement la réponse adaptée dans une autre. Au travers d’un exemple historique bien connu, traité dans des centaines d’ouvrages, nous tenterons justement d’illustrer cette question.
La supériorité technologique des Russes sur les forces armées ukrainiennes semblait ainsi quasi assurée dans tout un ensemble de domaines, réputés particulièrement stratégiques. Certains observateurs (y compris l’auteur de ces lignes) estimaient ainsi (un peu vite), que l’important écart technologique entre l’armée de l’air ukrainienne et les forces aériennes russes, condamnait la première à être balayée du ciel en quelques jours par la seconde. « Depuis plus de deux cents ans, les stratèges militaires ont souligné les technologies émergentes de leur époque et insisté sur le fait que ces systèmes révolutionneraient la guerre, offrant une victoire rapide si seulement les dirigeants politiques leur permettaient de frapper les premiers[si seulement on leur offrait le budget pour s’en doter]. Depuis plus de deux cents ans, ces pronostiqueurs de guerre se sont trompés – souvent de manière sanglante et tragique.(1) »
Une doctrine qui a parfois bon dos
Le rapide effondrement militaire français de mai-juin 1940 est régulièrement présenté comme l’un des exemples des conséquences possibles d’un retard technologique et doctrinal. L’idée que la lourde défaite des armées française est due à un retard technologique sur leur adversaire est un poncif répété à outrance depuis les lendemains de la défaite. Un autre poncif, moins éloigné de la réalité celui-ci, est que la défaite française serait essentiellement la conséquence d’une doctrine inadaptée, ayant conduite à opposer 1 000 paquets de trois chars à trois paquets de 1 000 chars. Une doctrine favorisant l’usage des chars en soutien de l’infanterie, et les dispersant sur toute la ligne de front, aurait été défaite par une autre, rassemblant les blindés en un invisible poing, permettant une blitzkrieg que nous savons aujourd’hui essentiellement définie après son succès (2). Une vision plus aboutie présente cette défaite comme la conséquence d’une doctrine de combat conduite ou méthodique, contre une autre plus fondée sur l’initiative et la prise de décision décentralisée.
Problème : la façon dont les alliés vont plus tard triompher de l’Allemagne nazie est très proche de cette même doctrine de combat méthodique. De même, les chars seront, pendant une bonne partie de la guerre, effectivement utilisés en soutien de l’infanterie et essentiellement de façon dispersée (si l’on compare à la bataille de France). Comment des doctrines périmées, conduisant à la défaite dans un cas, pourraient-elles conduire à la victoire quelques années plus tard ? Parce que d’autres éléments ont effectivement évolué, et ont permis de redonner de la cohérence à ces doctrines, mais surtout parce que la doctrine seule n’est pas l’unique coupable.
« Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts »
Si l’armée française s’effondre en 1940, ce n’est pas parce que ses chars étaient foncièrement moins modernes que ceux de ses adversaires. Le général Gamelin déclarait même, dans une note d’information remise à Édouard Daladier le 12 décembre 1939 : « Les Allemands n’ont, dans l’ensemble, que des chars très légers, très inférieurs aux nôtres en ce qui concerne le blindage, donc sans action contre une troupe possédant un armement antichar convenable. (3) » Le blindage de certains chars français, au premier rang desquels le fameux B1Bis, est effectivement généralement supérieur. On notera malgré tout que cet armement antichar convenable n’équipait justement pas encore les armées françaises, ou tout du moins en nombre largement insuffisant : la technologie existait. L’industrie n’avait pas encore rattrapé le retard cumulé (le sien et celui des états-majors). Cette absence de moyens antichars était d’ailleurs particulièrement forte dans le secteur même où la ligne de front française allait être enfoncée.