Une autre armée, des décennies plus tard, semble avoir oublié cette leçon. Lorsque les unités russes s’élancent vers Kiev et Kharkiv, il semble que les communications entre les différentes armes n’ont pas été correctement organisées. Certaines unités, stationnées depuis des semaines aux frontières de l’Ukraine, sous couvert d’entraînement, n’ont pas profité de ce laps de temps pour s’entraîner ensemble. Il faut ici distinguer l’entraînement individuel, qui était inégal, et l’entraînement interarmes des unités devant se battre ensemble : comme au sud de la Meuse en 1940, toutes les unités n’étaient pas sous-entraînées, mais rares étaient celles qui avaient eu l’occasion de s’entraîner avec celles avec lesquelles elles devaient former un ensemble de combat cohérent. En 2022, les chars, la radio, ou l’appui aérien sont connus depuis longtemps, mais la complexité d’utilisation de tout un ensemble de moyens modernes demande une préparation encore plus exigeante. Les moyens de guerre électronique, salués avant l’invasion comme l’une des grandes forces de l’armée russe, seront ainsi utilisés de nombreuses fois de manière non efficiente, non pertinente, voire contre-productive (10).
Il faut alors distinguer deux défaites. La première sort la France du conflit (11), et lui fait définitivement perdre la place qu’elle occupait depuis plusieurs siècles. L’autre n’est pour l’instant qu’une bataille particulièrement coûteuse en vies humaines (et notamment une part non négligeable de spécialistes difficiles à remplacer), et en véhicules et matériels. L’armée ukrainienne n’avait simplement pas les moyens d’exploiter toutes les erreurs commises par les forces armées russes. L’avenir dira néanmoins si cet échec aura scellé le sort d’un certain rêve impérial russe… Souvent négligés en temps de paix (quand ils ne sont pas supprimés sur l’autel d’économies budgétaires), les entraînements, les exercices et les manœuvres permettent d’absorber les évolutions technologiques et d’en profiter au mieux. Tout est loin de se jouer sur les planches à dessin et les ordinateurs des bureaux d’études ou des états-majors.
Notes
(1) « For over two hundred years, military strategists have pointed to the emerging technologies of their day and insisted that these systems would revolutionize war, offering a swift victory if only political leaders would allow them to strike first [& pay the budget for those tools] For over two hundred years, these warfare prognosticators have gotten it wrong – often in bloody, tragic fashion. » Paul Brister, « Making time an ally » in O. Schmitt, A. Theussen, S. Rynning (dir.), War Time, Brookings Institution Press, Washington, 2021.
(2) Lire notamment Karl-Heinz Frieser, Le mythe de la guerre-éclair – La campagne de l’Ouest de 1940, Belin, Paris, 2003 pour la version française.
(3) Note d’information remise à Édouard Daladier, ministre de la Défense nationale, par le général Gamelin, commandant en chef, le 12 décembre 1939, cité par Rémy Porte dans 1940 – Vérités et légendes, Perrin, Paris, 2020, p. 64‑65.
(4) Le 16 mai, le char B1 Bis « Eure » du 41e BCC détruit en quelques minutes une colonne de 13 chars allemands et, malgré les nombreux impacts subis en retour, parvient à regagner les lignes françaises après ce fait d’armes.
(5) Lire notamment J.-L. Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40 – Tome II, Gallimard, Paris, 1990. p.760‑762
(6) Christophe Aknouche, « La doctrine des divisions légères mécaniques », Histoire de Guerre, Blindés & Matériels, no 144, avril-mai-juin 2023, p. 48.
(7) J.-L. Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40 – Tome II, ouvr. cité, p. 775.
(8) Vincent Arbarétier, L’école de la guerre : Sedan 1940 ou La faillite du système de commandement français, Economica, Paris, 2012, p. 95.
(9) Sur ce sujet, voir l’excellente chaîne YouTube « Sur le champ » et notamment : Artillerie et opérabilité : la Seconde bataille de Champagne (1915), ainsi que Michel Goya, L’invention de la guerre moderne : Du pantalon rouge au char d’assaut (1871-1918), Tallandier, Paris, 2019.
(10) Lire notamment : M. Zabrodskyi et coll., « Preliminary Lessons in Conventional Warfighting from Russia’s Invasion of Ukraine : February-July 2022 », RUSI, Londres, novembre 2022.
(11) À l’exception d’un petit groupe d’hommes et de femmes, résistant encore et toujours à l’envahisseur… notamment à partir d’une autre Bretagne.
Légende de la photo en première page : La question matérielle est toujours et ontologiquement porteuse d’une question doctrinale. (© Rms_UA/Shutterstock)