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Indopacifique : quelle victoire pour la Chine ?

Je pense donc que la notion d’ennemi existe. Mais fondamentalement, en raison de la nature même du système politique chinois, cela ne se traduit pas par une guerre ouverte. La Chine n’en a pas les moyens, mais l’opposition est réelle.

Qui dit victoire dit atteinte d’un objectif politico-­stratégique. Une question courte, mais complexe : comment caractériser celui de la Chine à court, moyen et long terme, tant au regard des États-Unis que, plus largement, de l’Indopacifique ?

Ce qui serait éventuellement une victoire pour la Chine serait de parvenir à convaincre les États-Unis que leur place n’est pas en Asie, les pousser hors de leur zone d’influence directe pour pouvoir imposer sa propre volonté dans la région, éventuellement en persuadant les États de la région que les États-Unis n’y ont pas leur place, qu’ils n’y sont pas engagés et en convainquant Washington que prendre le risque d’un conflit avec elle serait beaucoup trop coûteux. La Chine, pour obtenir cette « victoire », peut utiliser toutes sortes de moyens qui ne sont pas militaires, mais qui permettraient d’aboutir à une victoire s’ils parvenaient à les mettre en œuvre. C’est toute la question de la guerre de l’information et de la guerre d’influence, qui fait intégralement partie de la pensée stratégique chinoise.

Aborder le niveau politico-­stratégique, c’est garder à l’esprit le militaire, en sachant qu’il n’est que l’un des vecteurs de la puissance. Le militaire est-il, comme en Russie avant février 2022, là pour appuyer une stratégie de contournement ? Ou est-ce un outil pensé comme vecteur légitime de la politique stratégique ?

Les Chinois ont utilisé la puissance militaire contre des puissances plus faibles, d’ailleurs avec un succès mitigé. Ils n’hésitent pas à utiliser la force pour « remettre de l’ordre ». C’est une notion très ancienne dans la pensée stratégique chinoise. Elle n’est pas, contrairement à ce qu’ils veulent faire croire, une pensée purement pacifiste par nature. À l’époque de l’empire, le pouvoir du monde politique chinois ou sinisé s’exerçait sur un espace qui n’avait, en théorie, pas de limites : « sous le ciel », c’est donc le monde. Il pouvait y avoir des incursions et des rébellions, d’ailleurs avec un certain succès, puisque beaucoup de dynasties chinoises sont le résultat de rébellions qui l’ont emporté, ou de conquêtes extérieures comme celle des Mandchous, qui ont régné pendant près de trois siècles jusqu’à la disparition de l’empire en 1911. Le concept de « remise en ordre » est resté, y compris par des moyens militaires que les Chinois n’ont jamais hésité à utiliser pour « mater » les rébellions.

L’idée de maintenir l’ordre dans son pourtour par l’usage de la force est tout à fait légitime dans la pensée chinoise, qu’elle soit post-1949 ou avant. Le dernier exemple de ce type d’utilisation de la force a été la guerre lancée contre le Vietnam en 1979, dont le résultat a été pour le moins mitigé pour Pékin, mais qui était typiquement une guerre de punition et de « remise en ordre » d’un État considéré comme vassal. En revanche, que peut faire la Chine aujourd’hui, qui ne fait pas uniquement face à des puissances régionales, comme le Japon, Taïwan ou les pays d’Asie du Sud-Est, mais qui s’oppose à la première – et de très loin – puissance militaire dans le monde ?

Même s’il y a des interrogations sur la volonté d’engagement américaine, la Chine ne peut pas mettre de côté l’idée que, si elle se lance dans une opération militaire contre Taïwan, le Japon (îles Senkaku) ou d’autres (mer de Chine méridionale), le risque est d’être opposée à la première puissance dans le monde. Et ce, avec des moyens qui demeurent limités. Jusqu’à présent, la Chine a eu tendance à être plutôt réaliste sur ses capacités. Donc, son objectif est de renforcer tous les moyens qui augmentent le coût potentiel d’une intervention américaine, en espérant dissuader les États-­Unis. Jusque dans un avenir assez lointain, la Chine n’aura pas les moyens de s’opposer frontalement aux forces américaines, mais cherchera à se doter de tout ce qui pourrait augmenter le coût de leur intervention dans la région. L’idée est de le faire absolument, c’est-à‑dire qu’il ne s’agit pas de répondre à une riposte américaine, mais d’interdire toute action avant même l’intervention des Américains.

Le dernier élément, on le voit avec les porte-­avions – dont on peut s’interroger sur l’utilité dans la mesure où, pour le moment, il y a trop peu de pilotes et de systèmes d’accompagnement – est de chercher à impressionner l’adversaire. Lorsque l’on est « faible », il faut faire en sorte d’apparaître extrêmement puissant : c’est ce que préconise Sun Tzu dans son Art de la guerre. Toutes les manœuvres que l’on voit autour de Taïwan, les incursions dans la zone d’identification aérienne – qui vont à mon avis augmenter considérablement jusqu’aux élections américaines de 2024 – renvoient à cette idée que, puisque l’on ne peut pas intervenir militairement, il faut multiplier les démonstrations de force, en espérant que cela prenne la place d’une véritable opération. Dans le cas de Taïwan, la victoire serait que les électeurs taïwanais, affolés par les pressions chinoises, votent pour un parti plutôt favorable à Pékin, si ce n’est à la réunification.

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