La Chine semble observer de près la guerre d’Ukraine qui voit un outsider mettre en difficulté ce qui apparaissait comme l’acteur le plus fort. L’aide internationale joue pour beaucoup, en particulier depuis l’été 2022. Quel regard la Chine porte-t‑elle sur cette configuration où le don de matériel devient un effecteur stratégique ?
Elle va en tirer des leçons, elle en tire peut-être déjà. C’est un processus qui n’est pas terminé. La position chinoise sur l’Ukraine et, plus largement, sur la Russie a évolué et va sans doute continuer d’évoluer en observant comment la guerre se déroule. Juste avant la guerre, Poutine a rencontré Xi Jinping, et ont parlé de « partenariat sans limite ». Il est possible qu’ils aient abordé la question de la guerre ; on n’en sait rien. Ce qui est certain est que la Chine, et surtout Xi Jinping, qui est peut-être assez mal informé et peu au courant des véritables rapports de force, a considéré que la Russie gagnerait très facilement. Il s’agissait donc pour elle de l’une de ces fameuses « opérations de remise au pas » à laquelle elle pense assez naturellement ; pas d’une guerre d’agression, mais d’une « guerre de maintien de l’ordre » dans l’espace d’influence russe qui devait être brève.
Tout le monde a vu que ce n’était pas le cas, que les sanctions ont été appliquées, notamment au niveau des systèmes de transactions financières. En tant que première puissance commerciale au monde, la Chine est bien plus dépendante à leur égard que la Russie. On voit aussi la capacité de résistance des forces russes : même avec une aide occidentale importante, l’Ukraine ne parvient pas à enfoncer, pour le moment en tous cas, les lignes de défense. La Chine observe sans doute ce vers quoi on se dirige, avec une Russie qui se maintiendrait dans les zones où elle est ancrée, ce qui ne serait pas pour elle une défaite absolue.
Or Pékin a bien vu qu’un assaut en passant une frontière n’était pas aussi simple. Contre Taïwan, il faut traverser 200 km de mer sous les moyens d’observation et les frappes potentielles de toutes les capacités américaines et taïwanaises. La Chine a sans doute réalisé qu’une invasion de Taïwan est sans doute impossible à mettre en œuvre si les États-Unis sont présents. Détruire Taïwan à l’avance, par des frappes de missiles, pour obtenir une reddition immédiate avant que les États-Unis aient les moyens d’intervenir, et que des sanctions soient votées, peut-être. Mais il faudrait ensuite tenir l’île, ce qui n’est pas évident. Ce serait une guerre offensive où la Chine, ensuite, pourrait éventuellement débarquer et tenir des têtes de pont, mais sans obtenir la victoire qu’elle attend. Ce n’est pas la situation de la Russie qui prend à l’Ukraine la frange orientale et la Crimée et s’y accroche. La situation de l’Ukraine montre plutôt à Pékin que l’offensive militaire est sans doute très difficile. La victoire ne pourrait donc venir que « sans combattre », par abandon de l’adversaire, en l’occurrence Taïwan et des États-Unis plus isolationnistes, avant toute offensive chinoise. Il y a d’autres leçons, on le voit, avec l’utilisation des drones, dont on s’aperçoit qu’ils pourraient compenser l’effet de masse des capacités chinoises. Cela ne renverserait pas complètement le rapport de force, mais pourrait, avec la protection américaine, rééquilibrer les forces dans le détroit de Taïwan.
Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 12 septembre 2023.
Légende de la photo en première page : Patrouille conjointe entre les États-Unis et le Japon en mer des Philippines. Le pivotement américain vers le Pacifique est un facteur de réassurance pour plusieurs États de la région. (© US Navy)