Or cette dimension est très présente dans la pensée de Foch. Si le premier des deux livres que j’ai réunis en un seul volume, Des principes de la guerre, gravite essentiellement autour de la bataille, donc autour de la tactique, on y trouve une remarquable analyse opérative de la campagne de 1796 en Italie. Le jeune général Bonaparte y manœuvre en position centrale entre les Piémontais et les Autrichiens. Sa stratégie va donc consister à contenir l’un des deux adversaires avec un minimum de forces pour écraser l’autre adversaire avec un maximum de forces, comme le veut le principe d’économie des forces. Mais quelle cible privilégier ? Carnot, qui fait alors office de ministre de la Guerre, préconise de frapper l’armée la plus forte, celle des Autrichiens, estimant que sa défaite amènera les Piémontais à négocier. L’analyse de Bonaparte est différente. Tout d’abord, Autrichiens et Piémontais poursuivent chacun leurs objectifs propres, de sorte qu’une victoire française contre les premiers n’empêchera pas les seconds de continuer la lutte. D’autre part, si les Autrichiens sont battus, ils feront retraite vers la Vénétie ; il faudra les y poursuivre pour menacer directement l’Autriche, centre de gravité politique de la coalition adverse. Or, dans ce cas de figure, les lignes de communication françaises seront très exposées à une attaque piémontaise. Conclusion, c’est l’armée piémontaise qu’il faut battre en premier. Le cours des évènements validera ce calcul opératif.
Mais c’est surtout dans son deuxième livre, De la conduite de la guerre, que Foch s’attache à l’art opératif à travers l’étude de la guerre de 1870. Il s’agit pour lui de comprendre ce qu’il appelle le « lien logique des opérations », de trouver « une théorie de la guerre nous disant sur quelle route chercher la bataille, comment il faut la préparer pour atteindre le but de la guerre ». De ce point de vue, la réflexion de Foch annonce la façon magistrale dont il conduira la contre – offensive alliée qui, de juillet à novembre 1918, acculera les Allemands à la défaite.
Il y a les principes, mais aussi le regard que Foch porte sur l’articulation entre facteurs humains et matériels, l’appui-feu ou encore la nécessaire plasticité des planifications. Tout cela n’a pas pris une ride. Mais quel est l’aspect le plus moderne de Foch ?
Peut-être son incitation à la liberté de réflexion des officiers : « Pas de préjugé, de prévention, d’idée arrêtée, d’opinion admise sans discussion, par le seul motif qu’on l’a toujours entendu dire ou vu faire ; un seul criterium, la raison » – ce qui, là encore, est très cartésien. Cet appel à la liberté de réflexion a pour pendant pratique le plaidoyer de Foch pour l’autonomie de décision des échelons subalternes : « L’art de commander n’est pas celui de penser et de décider en lieu et place de tous les subordonnés », écrit-il. « Le chef subordonné doit comprendre d’abord la pensée de son supérieur, puis faire de ses moyens l’emploi le plus approprié aux circonstances dont il est le seul juge. À l’obéissance passive, nous opposerons toujours l’obéissance active, ou initiative. » La guerre russo – ukrainienne confirme la valeur de ce choix, puisque l’un des atouts des Ukrainiens semble être leur capacité d’initiative face à une armée russe que son hypercentralisation prive souvent de proactivité, voire de réactivité.
Foch est un cas – assez rare – de stratégiste devenu stratège, son aura internationale dans cette dernière fonction dépassant celle du stratégiste. La posture intellectuelle du Foch stratégiste, vous le soulignez bien, se montre ouverte en n’oubliant jamais la contingence. Est-ce le seul facteur qui l’aide à se muer en stratège ?
La prise en compte de la contingence est effectivement essentielle dans le passage du stratégiste au stratège, ou du théoricien au praticien, mais elle s’enracine dans une caractéristique plus globale du personnage : sa vaste culture générale, fruit d’une formation à la fois scientifique et littéraire. À l’origine, il voulait être ingénieur, mais ses maîtres jésuites, frappés par sa curiosité intellectuelle, ont convaincu ses parents de lui faire passer un baccalauréat littéraire avant de préparer l’École polytechnique, où il est entré en 1871. Il a lui-même dit que cette double formation lui avait été très précieuse, les sciences exactes l’ayant aidé à maîtriser la partie quantifiable de la guerre (effectifs, logistique, balistique, etc.), tandis que les lettres, l’histoire et la philosophie lui permettaient d’en appréhender les aspects proprement humains. Il faut y ajouter la théologie, très importante pour le fervent catholique qu’était Foch, car s’il est une discipline qui apprend à subordonner l’accessoire à l’essentiel, c’est bien celle-là ! Voilà pourquoi Foch a parfaitement compris la subordination du tactique à l’opératif et de l’opératif au politique, et voilà pourquoi il a souligné l’importance de la culture générale pour les officiers.