Magazine Moyen-Orient

Iran : une « militarisation du régime » par les Gardiens de la révolution ?

Après 1979, le « djihad économique » a affirmé la nécessité d’atteindre l’autosuffisance, en particulier alimentaire. Les Gardiens ont été les porteurs principaux de cette idéologie de l’indépendance économique. Le renforcement permanent des sanctions occidentales a conforté cet objectif. Il explique, par exemple, la construction de près de 700 barrages devenus autant d’icônes du développement autonome. Outre donc la Khatam al-Anbiya, les pasdaran détiennent des réseaux de téléphonie mobile, des banques et des assurances, des coopératives de sécurité sociale et de retraite, des hôtels et des entreprises touristiques, des clubs de football… Leur participation à la contrebande est notoire, en particulier dans le détroit d’Ormuz et sur la frontière afghane. La « galaxie pasdaran » dans l’économie pèserait environ 40 % du PIB iranien et permet au Sepah de s’autofinancer pour partie.

Omniprésence et interventionnisme dans le système politique

Les pasdaran et ex-pasdaran offrent le double visage d’un corps militaire idéologique et d’un réseau politique et économique maillant l’appareil d’État et la société. Cet ensemble est hiérarchisé et clivé : l’élite des pasdaran, et la masse des bassidji ; ceux qui ont accédé aux grands commandements ou aux responsabilités politiques, et ceux qui ont pris la direction d’entreprises ; les « modérés », vite écartés, et les extrémistes, etc. L’effet générationnel est connu : les anciens officiers de la révolution et de la guerre contre l’Irak, désormais sexagénaires, occupent souvent des postes clés, et forment une élite islamiste séculière, « principaliste », se revendiquant des valeurs de 1979 et de la martyrologie chiite.

On a pu qualifier le Sepah de « plus gros parti politique du pays », tant les pasdaran sont nombreux à s’être présentés aux élections locales, législatives et présidentielles, profitant systématiquement du boycott de certaines consultations par l’électorat réformiste (3). Ainsi, aux municipales de 2003, le bassidj Mahmoud Ahmadinejad devient maire de Téhéran, et le pasdaran Bagher Ghalibaf lui succède de 2005 à 2017 pour lui permettre d’assurer la fonction présidentielle (2005-2013). Ou lors des législatives de 2004, puis de 2008 : au Parlement, près des deux tiers des 290 députés sont des Gardiens en uniforme ou « retraités ».

La présidence de Mahmoud Ahmadinejad a donné un coup d’accélérateur à l’investissement du Corps dans l’appareil d’État. Sur 25 portefeuilles de son premier gouvernement, il nomme 10 ministres issus du Sepah. De nombreux pasdaran deviennent ambassadeurs, directeurs de banque, gouverneurs de province… Le 12 juin 2009, il est proclamé réélu dès le premier tour : une fraude évidente pour éviter un second tour face au candidat « réformateur » Mir ­Hossein ­Moussavi, ancien Premier ministre (1981-1989). Mais, dans une forme de coup d’État électoral, le Guide suprême, Ali Khamenei (depuis 1989), valide ce résultat, que les pasdaran ont revendiqué comme une victoire du Sepah contre une tentative de « révolution de couleur », réprimée dans le sang. Enfin, dans un pays où la corruption et le clientélisme sont systémiques, la présidence Ahmadinejad a permis un renforcement des réseaux du Sepah en la matière. L’exemple le plus emblématique a été sa décision de transférer la gestion des ressources en eau du gouvernement central vers les autorités provinciales et locales, désormais distributrices des droits d’accès à l’eau et des subventions pour l’achat de pompes. Le gaspillage de l’eau en a été accru, au profit direct des notables du régime et des Gardiens.

La politique étrangère d’une République islamique se proclamant anti-impérialiste et non alignée repose en principe, depuis 1979, sur le mot d’ordre de Rouhollah Khomeyni, « Ni Est ni Ouest », ce qui visait bien sûr les États-Unis, mais également l’Union soviétique. Alimenté par les choix politiques de Washington, l’antiaméricanisme systémique l’a toujours emporté. Or un tournant intervient en 2005, corrélé à l’influence croissante des pasdaran. Une nouvelle doctrine officielle, le « Regard vers l’Est », priorise les coopérations avec la Chine et la Russie. Il faudra attendre l’accord de Vienne sur le nucléaire en 2015 pour qu’une brève ouverture vers l’Occident ralentisse ce tropisme oriental. Les pasdaran pèsent sur l’ensemble de la politique étrangère de l’Iran.

Le bras de fer permanent avec les « réformateurs »

Bien qu’issus du sérail, les deux présidents de la République « réformistes » ont eu maille à partir avec le Sepah et ses réseaux, qui se sont employés à saborder leurs politiques d’ouverture. Mohammad Khatami (1997-2005) a initialement fait souffler un air de libéralisation culturelle et sociétale inédit. Mais dès 1998, les Gardiens promettent d’intervenir si le président « [continue] à menacer le régime par sa politique [de libéralisation] » et d’ouverture vers l’Occident. En juillet 1999 éclatent des manifestations étudiantes : 24 responsables pasdaran et bassidji envoient une lettre ouverte au président, le menaçant d’un coup d’État s’il ne réprime pas les manifestants. Les bassidji organisent alors de sanglantes expéditions dans les dortoirs de l’université de Téhéran, et plusieurs intellectuels proches de Mohammad Khatami sont assassinés. Celui-ci aura les mains liées jusqu’à la fin de son mandat.

À propos de l'auteur

Jean-Paul Burdy

Historien, enseignant-chercheur associé au master « Intégration et mutations en Méditerranée et au Moyen-Orient » de Sciences Po Grenoble ; auteur du blog « Questions d’Orient-Questions d’Occident »

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