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L’appareil de désinformation russe

Les stratégies de désinformation sont-elles devenues un outil à part entière au sein de l’arsenal russe ?

M. Audinet : Oui, tout à fait, mais avant cela je voudrais apporter quelques précisions. La notion de « désinformation » est difficile à isoler puisqu’il s’agit d’une partie des pratiques de ce que nous appelons l’influence informationnelle. L’influence informationnelle renvoie à l’ensemble des pratiques d’influence qui vont mobiliser des ressources et des technologies informationnelles afin d’atteindre une cible et obtenir un résultat, conforme aux attentes et aux préférences de l’influenceur. L’influence informationnelle englobe donc de multiples pratiques, dont la désinformation, mais aussi la diplomatie publique et la propagande médiatique, les opérations et manipulations informationnelles. De plus, la définition et les frontières de la désinformation ne font pas consensus. J’utilise pour ma part une définition restrictive, selon laquelle la désinformation est caractérisée par la fabrication et la diffusion intentionnelle d’informations partiellement ou entièrement falsifiées, dans le but d’influencer, de manipuler ou d’induire en erreur l’opinion.

La désinformation fait depuis très longtemps partie de la boite à outils mobilisée par la Russie — et avant elle par l’Empire russe et l’Union soviétique — dans la conduite de sa politique d’influence et de son action internationale. Ce n’est aucunement une pratique nouvelle, je dirais même qu’elle est « systémique ». Un exemple marquant qui inspire les pratiques contemporaines est celui des « mesures actives », héritées de la guerre froide. Mises en place par le « Service A » de la première direction générale du KGB (anciennement « Département D » pour Désinformation), ces opérations de désinformation, d’intoxication ou de subversion parfois très ingénieuses étaient conduites par le KGB à l’extérieur des frontières soviétiques avec des objectifs multiples, comme le dénigrement de l’Occident capitaliste, le soutien aux mouvements révolutionnaires ou la légitimation de la politique étrangère de l’URSS.

La désinformation reste donc un outil à part entière de l’action internationale de la Russie post-soviétique, qui s’appuie sur une armature institutionnelle et un savoir-faire ancien. Mise en sourdine après la chute de l’URSS, son usage est redevenu systématique et désinhibé à partir du troisième mandat de Vladimir Poutine, notamment après le début de la guerre en Ukraine en 2014. Toutefois, n’oublions pas qu’une partie des raisons pour lesquelles l’influence russe atteint parfois ses objectifs, y compris en matière de soft power et de puissance d’attraction, repose sur le fait que celle-ci s’appuie sur des ressources (politiques, culturelles, idéologiques, spirituelles, etc.) bel et bien existantes ou sur une production de récits souvent manipulés ou détournés, mais fondée sur des phénomènes bien réels, comme la critique de la colonisation européenne. 

Usines à trolls, propagande, médias d’influence… Parmi la myriade de supports, lesquels sont à disposition du Kremlin et qui sont les acteurs mobilisés ? 

Ce dispositif d’influence, qui mobilise en partie la désinformation, se divise en trois catégories d’acteurs. La première catégorie regroupe les acteurs étatiques. Ce sont donc les médias internationaux RT et Sputnik, parmi les plus visibles et les plus financés. C’est aussi le renseignement russe et les opérations de désinformation menées par ses différents services (FSB, SVR, GRU) (1). Ces opérations sont beaucoup plus difficiles à documenter dans la mesure où la plupart d’entre elles est par définition clandestine. Il est donc beaucoup plus complexe et délicat d’aboutir à une attribution. Enfin, la diplomatie numérique intègre naturellement cette première catégorie d’acteurs, c’est-à-dire toute la communication officielle en ligne des institutions impliquées dans l’action internationale de la Russie, comme le ministère des Affaires étrangères ou le ministère de la Défense, dans différentes langues et au sein même des pays d’implantation. La communication des ambassades de Russie sur les réseaux sociaux est ainsi beaucoup plus agressive depuis le 24 février 2022 et mobilise volontiers la désinformation.

À propos de l'auteur

Maxime Audinet

Spécialiste de la Russie, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et docteur en études slaves de l’université de Paris Nanterre.

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