Depuis l’irruption de l’épidémie de COVID 19, qui a occupé les grandes puissances sur un front intérieur, l’actualité internationale a été rythmée par trois tentatives majeures de « révisionnisme » local. La première a été celle de l’Azerbaïdjan au Haut-Karabagh, qui a peu à peu, et jusqu’à septembre 2023, entraîné la disparition de la République d’Artsakh et l’exil forcé de plus de 100 000 habitants vers l’Arménie. La deuxième a été, en février 2022, la tentative de guerre éclair de la Russie sur l’ensemble du territoire ukrainien, après celle de 2014, plus limitée, ayant entraîné l’annexion de la Crimée. Enfin, les massacres perpétrés par le Hamas depuis la bande de Gaza le 7 octobre dernier constituent, sous un certain angle, la réactivation d’un conflit local grâce à la force, entraînant des répercussions régionales, voire mondiales.
L’intention de cet article n’est pas de revenir sur ces trois épisodes, mais de les considérer comme le prélude potentiel à une généralisation des conflits locaux, pouvant aboutir à un affrontement généralisé hors de contrôle. Quelles sont les chances qu’un tel scénario advienne ? Quels en seraient les acteurs ? Quels risques et menaces ferait-il peser sur la stabilité internationale ? Quel rôle jouerait la dissuasion nucléaire dans cette éventualité ? Voici les questions auxquelles nous chercherons une réponse, tout en gardant en tête qu’aucune certitude ne peut être tenue pour absolue après cette série de trois surprises stratégiques.
Une dissuasion affaiblie ?
Depuis février 2022, un certain nombre de certitudes concernant la dissuasion nucléaire et sa capacité à bloquer certaines formes de violence ont été remises en cause. La guerre d’Ukraine constitue en effet la première guerre de conquête revendiquée menée sous parapluie nucléaire depuis 1945 (ni la guerre de Corée, faite via un proxy, ni celle d’Afghanistan n’avaient pour objectif un agrandissement de territoire). Par ailleurs, l’initiative de Vladimir Poutine a démontré que le spectre des actions permises sans provoquer une guerre nucléaire est plus large qu’on ne le pensait.
On peut donc avancer que cette guerre sans équivalent en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale a rehaussé le seuil nucléaire, si l’on entend par là qu’une quantité bien plus importante d’actes hostiles est tolérée avant d’atteindre la limite à partir de laquelle une utilisation des armes atomiques devient possible, voire inévitable. Placée plus « haut », cette limite laisse donc la liberté à une puissance dotée de déclencher un conflit conventionnel de haute intensité, dont le bilan pourrait se chiffrer en centaines de milliers de morts.
On ne peut donc plus considérer que la dissuasion neutralise par elle – même la volonté de certains acteurs de provoquer des guerres, certes limitées et sans possibilité d’embrasement général, mais pouvant provoquer une surcharge considérable pour les États impliqués dans les opérations de stabilisation tout autour de la planète (surtout si nous considérons que ces conflits s’ajoutent aux multiples insurrections armées qui étaient devenues le moyen d’action principal depuis 1991 et surtout après les attentats du 11 septembre 2001). Jusqu’à provoquer une incapacité à traiter toutes les menaces simultanément ?
Reconsidérer le spectre des conflits possibles « sous le seuil »
Bien sûr, la dissuasion nucléaire ne s’est pas évanouie du jour au lendemain en raison de la transgression des règles internationales par Vladimir Poutine le 24 février 2022. La possession mutuelle d’armements atomiques empêche le conflit ukrainien de dégénérer en affrontement paneuropéen et l’a « circonscrit » au territoire de la seule Ukraine. Également impossible, l’implication directe de combattants étrangers reste un tabou de l’aide internationale, ce qui limite encore la propagation de la guerre à l’ensemble des alliés des deux pays (tant que les actions restent limitées au territoire ukrainien).
Cependant, la capacité à dissuader de nouveaux affrontements au cœur même de la zone centrale que représente l’Europe montre, à tout le moins, que certains phénomènes que l’on pensait empêchés par la menace d’utilisation d’armes nucléaires sont en réalité possibles. La reprise, avec une tout autre ampleur, de la guerre en Ukraine a donc défini une double limite, basse et haute, qu’il faut examiner pour comprendre ce qu’il est possible d’entreprendre sur la scène internationale aujourd’hui.
La limite basse détermine tout ce qui est considéré comme un moyen acceptable pour une puissance mondiale (intervention extérieure à la demande d’un État tiers ou du Conseil de sécurité de l’ONU, défense en cas d’agression, participation à des opérations de maintien de la paix, etc.). C’est dans ce cadre que la Russie était intervenue en soutien du régime syrien, à la demande de celui‑ci.