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Penser la stratégie. Stratégie et potentiel sacrificiel

« Sacrifiez-vous. Tenez ! » L’action se déroule à Dixmude, en Belgique, à la fin de l’année 1914. Pour sauver l’aile gauche de l’armée française, le général Foch demande « au moins » quatre jours de résistance aux 6 600 fusiliers-marins de l’amiral Ronarc’h. Ces derniers sont pour la plupart des inscrits maritimes bretons sans expérience de la guerre. La mission semble impossible. Dans la boue et l’eau glacée de ces « Thermopyles du Nord », face à 50 000 Allemands, ces hommes vont pourtant tenir trois semaines, du 7 octobre au 10 novembre 1914. Leurs adversaires laisseront 10 000 morts et 4 500 blessés dans cet affrontement.

De Camerone à Verdun, beaucoup d’ouvrages ont été consacrés aux ressorts qui poussent des soldats à se transcender en repoussant les limites du possible, trompant ainsi les rapports de force des ordres de bataille théoriques. Le plus souvent, cependant, ces études font référence à des engagements localisés : l’exemple de Dixmude se place ainsi au niveau tactico – opératif, sur trente kilomètres de front. Mais qu’en est-il lorsque le raisonnement est haussé au niveau politico – stratégique, et que l’on tente de mesurer ce que l’on pourrait appeler le potentiel sacrificiel d’une nation tout entière, c’est-à‑dire ce ressort de l’âme qui, dans une situation spécifique, conduira un peuple à mener un combat jusqu’au – boutiste et en apparence déraisonnable, quelles que soient la disproportion des forces, l’accumulation conjoncturelle des revers tactiques et les destructions matérielles associées ? Alors que se multiplient les guerres sans fin et que l’on reparle de l’importance fondamentale des forces morales à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, la mesure de ce potentiel sacrificiel reste sans doute l’une des questions les plus fondamentales de la stratégie.

Clausewitz, on le sait, évoque quatre composantes qui constituent « l’atmosphère  » dans laquelle évolue tout conflit armé, à savoir « le danger, l’effort physique, l’incertitude et le hasard(1) ». Ces difficultés, celles qui font qu’à la guerre « même les choses les plus simples deviennent difficiles  », sont déjà problématiques en elles – mêmes. Mais elles seront portées au carré si, la proportion rompue entre les moyens et le but, la conduite politique de la guerre devient irréaliste. C’est-à‑dire si, ajoutant les nuées de l’idéologie au brouillard de la guerre, les décideurs ne parviennent plus à rattacher l’effort militaire à un objectif politique objectivement atteignable. Pour conjurer ce danger, Clausewitz insiste sur ce qui constitue selon lui le cœur du raisonnement stratégique préalable à toute guerre : « Le premier, le plus important, le plus décisif acte de jugement qu’un homme d’État ou un commandant en chef exécute consiste dans l’appréciation correcte du genre de guerre qu’il entreprend, afin de ne pas la prendre pour ce qu’elle n’est pas et de ne pas vouloir en faire ce que la nature des circonstances lui interdit d’être. (2) » Pourquoi parler de « genre » de guerre et faire de cet « acte de jugement » la pierre angulaire de la dialectique stratégique ? Comme on va le voir, ce choix peut être relié à l’importance fondamentale de la notion de potentiel sacrificiel.

Il existe au fond deux archétypes de conflits armés. Le premier est celui de la guerre de choix, celle que les dirigeants d’une nation pourraient choisir de ne pas mener : elle renvoie à la défense de l’intérêt national par les armes, ce qui peut être apprécié de manière relative. Le deuxième archétype est celui de la guerre imposée (ou qui s’impose, ce qui revient au même) : elle touche quant à elle à l’intérêt vital, qui renvoie à la survie du groupe et ne saurait donc se discuter. L’écart entre ces deux idéaux – types permet de mesurer la force de la volonté des adversaires en présence. A priori, la tension de volonté d’un peuple qui a le choix de sa guerre sera en effet moins élevée que celle d’un peuple à qui aucun choix n’est laissé, surtout si le combat en vient à se prolonger sans décision concluante. « Si donc l’intention négative, c’est-à‑dire la concentration de tous les moyens dans une pure résistance, procure une supériorité dans le combat, écrit Clausewitz, et si celle-ci est suffisante pour contrebalancer une prépondérance éventuelle de l’adversaire, alors la simple durée du combat suffira pour mener peu à peu la dépense de force de l’adversaire au point où sa fin politique ne pourra plus l’équilibrer et où il devra y renoncer. On voit donc que cette voie, l’usure de l’adversaire, inclut le grand nombre des cas où le plus faible résiste au plus fort. »

Ces notions d’intention négative et d’usure soulignent précisément l’importance du sacrifice en tant que critère stratégique. Emmanuel Blondel, dans un très bel article consacré à La guerre et la paix, de Proudhon, rappelle ainsi l’épigraphe que ce dernier avait placée en tête de son ouvrage : « Devine ou je te dévore – LE SPHINX(3) ». Pour la théorie de la stratégie, le potentiel sacrificiel de l’adversaire est l’énigme du Sphinx, à laquelle il faut tenter de répondre sous peine d’être englouti dans un duel devenu ordalie. Cela implique de modéliser la limite (qu’elle soit territoriale, symbolique, politique ou idéologique) au – delà de laquelle un acteur ressentira sa défaite sans pourtant vouloir jamais reconnaître la victoire de son adversaire, quitte à tout sacrifier pour pouvoir continuer à dire non. De ce point de vue, dans l’histoire de la guerre, il n’y a donc pas de peuples qui seraient naturellement plus « résistants » que d’autres. Il y a en revanche des peuples qui, placés dans une situation de survie (très souvent liée à l’invasion de ce qui est ou de ce qu’ils estiment être leur territoire), n’ont d’autre choix que de devenir héroïques, parce qu’ils identifient, à tort ou à raison, le combat de leur gouvernement à leur survie propre. Si un État décide de conduire une guerre de choix en fonction de ce qu’il considère être conjoncturellement son intérêt national, il doit donc, et en priorité, se demander si pour l’adversaire qu’il cible, le duel proposé ne sera pas au contraire interprété comme relevant structurellement d’un intérêt vital non négociable. Il n’est finalement pas si étonnant que, pour l’auteur de Vom Kriege, l’« appréciation correcte du genre de guerre » soit plus centrale que la destruction des armées ennemies. 

Notes

(1) Carl von Clausewitz, De la guerre, Livre I, ch. 1.

(2) Ibid., ch. 2.

(3) Emmanuel Blondel, « La guerre et son idée. Lecture croisée de Clausewitz et de Pierre-Joseph Proudhon », Le Philosophoire, vol. 48, no 2, 2017, p. 101-134.

Légende de la photo ci-dessus : À proximité de l’ossuaire de Douaumont. La question du sacrifice surplombe les différents étagements de la guerre. (© Prill/Shutterstock)

Article paru dans la revue DSI n°169, « L’effondrement d’un ordre stratégique : Israël, Ukraine, Yémen, Guyana… », Janvier-Février 2024.
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