Comme prévu, l’intervention militaire française au Sahel contre les groupes djihadistes, officiellement lancée au mois de janvier 2013, mais précédée de plus de dix ans d’opérations clandestines, s’achève par une déroute diplomatique et un échec stratégique. Initialement défaits en quelques semaines par une expédition qui avait à l’époque profondément impressionné les alliés de Paris (1), les mouvements islamistes radicaux se sont progressivement reconstitués et ont étendu leur zone d’action jusqu’à peser désormais sur des États qui se sentaient épargnés, comme le Bénin ou le Ghana.
Pis encore, alors que ces groupes, lointains héritiers des réseaux du Groupe islamique armé (GIA) algérien, étaient depuis le début des années 2000 étroitement liés à Al – Qaïda, leur croissance a mécaniquement entraîné l’apparition de dissidences et finalement l’émergence d’une puissante wilaya de l’État islamique (EI) et accru de façon insupportable la pression sur les forces de sécurité locales.
Le poids du réel
Mobilisée dès 1995 par la crainte d’une alimentation des maquis algériens par des trafiquants d’armes sahéliens qui auraient puisé leur marchandise dans de mythiques stocks abandonnés par l’armée libyenne dans le Tibesti à la fin des années 1980, la DGSE entama le travail de renseignement qui a permis d’identifier, sans jamais pouvoir l’empêcher ou même la freiner, l’émergence d’un islamisme radical combattant dans la sous – région. Les premières menaces terroristes contre les intérêts français au Niger, en 1999 et en 2000, confirmèrent que les réseaux locaux du GIA – puis du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) – prenaient une ampleur inquiétante et étaient passés du statut d’opérateurs logistiques à celui d’acteurs opérationnels. Cette évolution n’entraîna pas de véritable changement de stratégie. Si des moyens accrus furent affectés à ce théâtre encore secondaire du djihad, aucune action offensive ne fut menée préventivement. Paris s’efforça, après 2001, de convaincre Niamey, Bamako, Ouagadougou ou Dakar de la réalité de l’émergence d’une véritable mouvance djihadiste régionale, mais se heurta à l’indifférence ou au scepticisme (2) de ses interlocuteurs, persuadés que la menace était grossie, lointaine, voire que le phénomène était mal compris et révélait des biais postcoloniaux, hostiles par principe à toute expression politique teintée d’islam.
Les attentats du 11 septembre 2001 entraînèrent à Washington une réflexion théorique visant à identifier les terres de djihad à réduire ou dont il fallait anticiper l’apparition. Parmi les zones à traiter en priorité s’imposa immédiatement le Sahel, région pauvre, instable, mal gouvernée et travaillée depuis des décennies par les ONG islamistes du Golfe et des prédicateurs pakistanais qui jouaient sur les tensions internes. La Pan – Sahel Initiative (PSI), lancée fin 2002 par Washington (3) afin de soutenir les forces locales par des programmes d’entraînement et des manœuvres régionales (4), fut critiquée à Paris, d’abord en raison de cette intrusion dans un supposé pré carré français, ensuite – sans doute par jalousie – en raison de l’ampleur des moyens si rapidement rassemblés au profit d’une stratégie clairement définie, enfin parce que l’approche américaine était d’abord militaire et sécuritaire.
Les réticences françaises (5) à intervenir plus directement s’estompèrent en raison de la dégradation alarmante de la situation régionale et du développement des réseaux djihadistes : premières prises d’otages dès 2003, attentat antifrançais en 2007, menaces récurrentes contre les ambassades et les intérêts nationaux dans les pays de la zone. Au sein des services français, cette évolution entraîna d’abord un accroissement des moyens, humains, techniques et opérationnels (6) affectés à l’évaluation du phénomène avant de conduire à des réflexions plus profondes sur les objectifs à atteindre. Sentant qu’un nouveau théâtre se dessinait au Sahel, la Direction du renseignement militaire (DRM) commença en 2007 à se doter d’outils analytiques lui permettant de travailler, non plus sur des armées régulières aux ordres de bataille classiques, mais sur des groupes irréguliers se jouant des frontières et fonctionnant en réseau. À la DGSE, après des années de frustrations liées au refus des autorités d’autoriser des actions offensives commença à se dessiner un changement de paradigme. La notion de ciblage cessa d’être taboue, la planification opérationnelle à des fins de neutralisation redevenant une fonction au cœur d’un service qui se morfondait depuis des années.
Tambours de guerre
Ceux qui attribuent à la chute du régime libyen l’expansion de la menace djihadiste au Sahel et les interventions armées en retour font fi de la chronologie. Dès le mois de décembre 1999 et les menaces contre le rallye Paris-Dakar-Le Caire, l’hypothèse d’une intervention armée ciblée contre les djihadistes fut posée, certes brièvement, avant d’être écartée pour des raisons diplomatiques – et sans doute aussi à cause d’une profonde incompréhension du phénomène. En 2005, le démantèlement à Bamako d’une cellule du Groupe islamique combattant libyen (GICL) constitua la première action d’entrave directe menée par Paris dans la zone (7). Et en 2008, la rapide capture à Bissau des assassins de quatre touristes français en Mauritanie, au mois de décembre 2007, confirma l’efficacité de la mobilisation croissante des services de renseignement français dans la région (8).