Début septembre 2023, le ministère chinois des ressources naturelles a créé la polémique en publiant une nouvelle carte sur laquelle les frontières du pays ont été redessinées, s’accaparant de nombreux territoires, notamment en mer de Chine méridionale. Quelles sont aujourd’hui les prétentions chinoises dans cette mer ? Et comment Pékin justifie-t-elle ces prétentions ?
E. Véron : À ce jour, les prétentions chinoises en mer de Chine méridionale sont tous azimuts et maximalistes, à savoir une revendication de souveraineté sur plus de 80 % de cet espace maritime contre le droit international, un déploiement militaire, civil et civilo-militaire dans la quasi-totalité de la mer, avec des points de fortes concentrations (archipels artificialisés, notamment Spratleys et Paracels), et une logique multi-milieux/multi-domaines. Pékin développe une logique de déni d’accès de l’ensemble de l’espace maritime revendiqué. À savoir que l’ensemble des espaces marins, aériens, sous-marins, mais aussi informationnels, spatiaux, diplomatiques et politiques sont investis. Cette posture s’inscrit contre le droit international. Le régime chinois déploie une forme singulière de révisionnisme. Les autorités, les universités et les think tanks répercutent l’idée d’une prééminence chinoise sur ce bassin maritime et d’une ancienneté historique de la présence chinoise. Ces arguments suffiraient selon eux à légitimer la souveraineté chinoise sur la mer de Chine méridionale. Cette posture rappelle combien la République populaire de Chine cultive des réflexes post-impériaux en opposition à la construction d’un État-Nation moderne. L’agressivité, l’investissement civilo-militaire et le révisionnisme autour de la notion de frontières, ici avec la mer de Chine méridionale, témoignent des velléités et des intentions du régime à la fois en Asie et plus largement au sein du système international. En somme, la mer de Chine méridionale est un chapitre majeur des relations internationales, à toutes les échelles, du local au global, de la contestation du droit international jusqu’au risque d’escalades conduisant à une conflictualité polymorphe. L’objectif de Pékin n’est pas tant d’assoir son influence et une pleine souveraineté dans la zone que de bénéficier des différentes ressources naturelles de cet espace maritime (gaz, pétrole, ressources halieutiques, etc.).
Quelle est la réalité historique de l’influence chinoise dans cette région ?
L’influence chinoise dans la région est bien réelle, ancienne et diverse. Mais les autorités pékinoises instrumentalisent l’histoire ; faisant de l’histoire officielle une association entre des phases d’amnésie et des phases d’hypermnésie. En ce sens, le régime procède à une fabrication de l’histoire amplifiant artificiellement la présence chinoise dans la zone pour légitimer sa souveraineté aujourd’hui. Dans les faits, la mer de Chine méridionale est au cœur d’un révisionnisme dans les relations internationales, entretenu par Pékin. Sur la base historique de la diffusion progressive des diasporas chinoises, depuis le Sud de l’Empire (régions cantonaises notamment) vers l’Asie du Sud-Est, dès les dynasties Tang et Song, soit dès le VIIe siècle (voire dès le IIe siècle avant J.-C.) ; la République populaire de Chine justifie sa souveraineté par cette « ancienneté ». Autrement dit, imaginons le même type de posture pour les autres populations régionales d’Asie du Sud-Est ou encore, imaginons la situation de l’océan Indien avec l’Inde, la Méditerranée aves les Grecs ou les Romains… Bref, l’histoire est ici un outil au service du politique, et le rapport à la mémoire (partielle et partiale) sert les intérêts de Pékin. Néanmoins, se mettent en place des réseaux de marchands dès cette époque et ce à travers l’ensemble de la façade maritime, du Japon à l’actuelle Singapour. Précisément, ces réseaux commerciaux structurés par les métropoles portuaires (où se sont établis des « quartiers chinois ») et les différentes strates historico-démographiques des diasporas chinoises montrent que ces espaces maritimes sont l’objet de circulations commerciales intrarégionales, davantage que complètement articulées à l’Empire chinois, qui garde dans le temps une certaine distance avec le monde de la mer et des velléités d’expansion par voie de mer.
La convocation de l’archéologie chinoise faisant la découverte d’objets (céramiques, porcelaines, etc.) chinois, notamment de la dynastie Ming, et plus encore celle de la supposée épopée de l’amiral Zheng He (eunuque, musulman, originaire de la province du Yunnan — loin de la mer…), mandaté par l’empereur (XVe siècle) pour parcourir diplomatiquement les mers d’Asie jusqu’en Afrique de l’Est, sont les plus éloquents exemples de l’hypermnésie historique… L’objectif final recherché par la République populaire de Chine est de renouer et contrôler la sinisation de l’Asie du Sud-Est.
Il est très intéressant de comprendre les efforts du régime chinois pour se doter d’une histoire maritime, d’épisodes faits de grandeur et d’ampleur. L’assise historique d’une histoire maritime chinoise permettrait aujourd’hui à Pékin de rivaliser avec l’histoire maritime de l’Occident. Cette construction historique et politique viendrait équilibrer l’hypertrophie de l’épaisseur d’une histoire et d’une puissance plutôt terrestres que maritimes. Ainsi, Pékin serait une puissance à la fois des terres et des mers.
Qu’est-ce que la « ligne des neuf traits » et pourquoi cette zone, qui est devenue centrale au sein du nationalisme chinois, est-elle si stratégique pour Pékin ?
Cette fameuse ligne en « neuf traits » — dix depuis quelques années, en incluant Taïwan — est une récupération de l’histoire contemporaine. En pleine guerre civile chinoise (affrontement entre les troupes communistes et les troupes nationalistes), les nationalistes de Tchang Kaï-chek ont publié une cartographie du bassin maritime de la mer de Chine du Sud, délimitant la souveraineté de la Chine face à la présence française en Indochine notamment. Cette carte date de 1947. À l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong en 1949, le Parti communiste chinois reprendra cette carte et ses délimitations autant que ses modalités. À savoir : une ligne en tirets — neuf précisément. Cette forme de délimitation sera toujours utile à Pékin pour instrumentaliser le flou sur la réelle délimitation. Entre deux tirets, le flou de localisation est éloquent. Plus tard, le régime conservera et augmentera cette délimitation en tirets afin d’assoir ses velléités de souveraineté, considérant Taïwan comme appartenant à la Chine populaire.