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Innovation de défense : programme dense pour l’AID

L’innovation « bottom-up » est présente un peu partout dans la guerre d’Ukraine ; et pas uniquement dans le domaine des drones, d’où le ministère de la Défense ukrainien a d’ailleurs été longtemps absent. Vaste question, mais que retirez-vous comme leçons de cette guerre ?

Patrick Aufort. On ne va surtout pas contester qu’il s’agit d’un retour de la guerre en Europe, et qu’elle est de haute intensité. Il suffit de regarder les quantités de munitions utilisées sur le théâtre, avec des armes très classiques. Néanmoins, le constat sous l’angle de l’innovation est qu’elle est présente tous les jours sur le théâtre, dès le début du conflit. L’une des premières actions a été une attaque cyber sur une station-sol de communications par satellite ; le cyber et le spatial donc. Au deuxième jour, on se souvient de la vidéo de Volodymyr Zelensky appelant à déposer les armes et qui était un fake – la lutte informationnelle donc. Vous avez parlé des drones, mais on a très vite constaté la multiplication de leurs usages, pas uniquement à des fins de renseignement comme classiquement, mais à des fins de frappe, de saturation ou même de pression psychologique. L’innovation concerne beaucoup les usages duaux, comme on l’a vu sur le terrain avec les solutions Starlink, les satellites d’observation civils. On a vu de l’innovation d’usage, avec le détournement du réseau de surveillance des villes pour observer la progression des troupes russes, et avec l’utilisation d’applications de téléphones portables. On a aussi vu de l’innovation dans les méthodes, par le développement de nouvelles applications. Et puis de l’innovation, également, dans la manière dont les Ukrainiens ont su intégrer tous les armements qu’ils ont reçus et qu’ils ont réussi à interfacer avec leurs outils de commandement/contrôle, à une vitesse extraordinaire. On note également l’usage des technologies de rupture, avec l’utilisation, par la partie russe, de missiles hypervéloces.

C’est ce qui démontre l’intérêt de faire de l’innovation d’usage, de l’innovation agile, de l’innovation duale, mais aussi la nécessité des technologies de rupture, qui prennent plus de temps à maturer. Quand je fais le bilan, on voit les innovations, mais aussi la rusticité sur le terrain. Le constat fait à l’AID est que nous sommes dans le vrai dans nos feuilles de route et dans la stratégie que nous prônons. L’AID a été créée il y a cinq ans, avec un triptyque qui consiste à investir les nouveaux champs et les nouveaux milieux de conflictualité – l’espace, le cyberespace, la lutte informationnelle – ; tirer profit des solutions développées en dehors du champ de la défense, les ramener à nos usages, mais aussi les voir comme des menaces ; continuer à détecter les technologies émergentes porteuses de ruptures potentielles et de les développer. D’ailleurs, si l’on relit le DROID (Document de référence de l’orientation de l’innovation de défense), nous avions prévu dès 2021 d’accélérer sur l’hypervélocité, parce que nous constations une accélération chez nos concurrents. Il faut continuer, amplifier, et pouvoir accompagner toutes ces formes d’innovation et investir le M2MC (multimilieux, multichamps). C’est ce qui a conduit les travaux de la Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, pour nous donner les moyens de poursuivre nos actions.

Les drones deviennent omniprésents. Kiev peut en perdre jusqu’à 10 000 par mois, tout en faisant preuve d’agilité, notamment face à la guerre électronique. Pourrait-on, un jour, parvenir à un tel résultat en termes d’agilité et de production de masse ?

Vous posez la question de la masse et de l’agilité, en même temps. Une première manière de répondre, c’est sur le domaine. Les drones sont un game changer et le développement de leurs usages est bien pris en compte chez nous. Dans les dix technologies prioritaires qui doivent être très fortement soutenues dans la LPM 2024-2030, on trouve les systèmes autonomes, c’est-à‑dire la robotique, les drones et l’intelligence artificielle pour utiliser ces vecteurs en autonomie et en essaims. Il y a un patch, c’est-à‑dire une stratégie et un volume financier réservé sur ce volet drones.

Il faut être agile et faire de la masse. Pouvons-nous être agiles ? Être en état de guerre donne un coup d’accélérateur, mais être agile est avant tout un état d’esprit qui s’entretient. L’un de nos challenges est de maintenir notre industrie à l’état de l’art et, dans cette optique d’agilité, de proposer de nouvelles solutions dans le domaine des drones et de la robotique, avec des boucles courtes. Si l’on regarde ce qui était utilisé au début du conflit et ce qui l’est aujourd’hui, beaucoup d’évolutions ont déjà eu lieu. Il faut évoluer en permanence, cela s’entretient et cela va passer par des challenges, des appels à projets pour l’industrie, afin de pouvoir répondre en permanence à l’état de l’art. Nous n’aurons pas nécessairement besoin d’acheter chaque fois des équipements en série, qui seraient obsolètes dans six mois ou dans cinq ans, mais de maintenir et de stimuler notre industrie pour qu’elle soit sous pression en permanence. Il faut entretenir l’agilité, et je pense que notre industrie en est capable : elle le démontre lors de chaque challenge ou appel à projets. Je ne suis pas du tout inquiet sur cette capacité.

Et il faut pouvoir produire en masse. Il y aura toujours des équipements de haute technologie en petites quantités, mais on aura aussi besoin de fournir des équipements en plus grandes quantités. Pour cela, il est nécessaire de donner de la visibilité à l’industrie et de se doter des outils contractuels qui le permettent, c’est-à‑dire d’avoir des contrats-­cadres. Il s’agit également de préparer notre industrie en ce qui concerne les produits, les matériaux, mais aussi les méthodes de production : fabrication additive, nouveaux procédés. Il faut accompagner l’innovation dans l’industrie pour qu’elle puisse produire en quantité. Des évolutions sont indispensables pour mieux utiliser les nouveaux outils et les nouveaux types de matériaux et avoir aussi une agilité contractuelle. Et tout cela doit être fait en « regardant devant » : ce n’est pas seulement la question des drones, mais leurs usages en essaims, leur connectivité, la lutte anti-­drones, le hacking des liaisons sur les drones. Il faut penser à ces usages-là et y entraîner nos forces.

À propos de l'auteur

Patrick Aufort

Ingénieur général de l’armement, directeur de l’Agence de l’innovation de défense (AID) du ministère des Armées.

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