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Le Sahel en questionnements ou l’amorce d’une polycrise ?

La dernière année fut riche en événements au Sahel et cela fait déjà plus de dix ans que c’est le cas. Voilà une décennie qu’a eu lieu la chute du régime de Kadhafi en 2011, le coup d’État du capitaine Sanogo contre l’ancien président Amadou Toumani Touré en 2012 et le début de la rébellion touarègue au cours de la même année. Alors qu’il y a eu, après l’intervention militaire française en 2013, un retour à l’ordre constitutionnel avec l’élection d’Ibrahim Boubacar Keïta en 2013, et un accord de paix signé en 2015 entre l’État malien et les mouvements rebelles, l’histoire semble se répéter. Le Mali est sous un régime militaire depuis le coup d’État de 2020, qui est, depuis plusieurs mois, en conflit ouvert avec les (anciens) rebelles touaregs. Une tendance autoritaire et militariste s’est étendue au Burkina Faso en 2021 et au Niger en 2023.

Ce dernier était d’ailleurs considéré parmi les observateurs occidentaux comme un relatif bon élève, un partenaire fiable et un exemple en matière de gouvernance dans la région. Se révèle ici l’écart entre les perceptions des analystes et observateurs extérieurs de la région, même lorsqu’ils sont aguerris. Lorsque l’on observe cette région, on tend à mettre l’accent sur les dynamiques observables (élections, déclarations de l’exécutif et fonctionnement institutionnel classique) et à oublier, ou sous-pondérer, la micropolitique et les dynamiques informelles moins visibles, mais tout aussi importantes pour lire la région. De plus, le rejet de la présence militaire française et de toute politique interventionniste occidentale continue de s’affirmer dans l’espace public au Sahel et sur les réseaux sociaux. Par souci de clarté, le présent article vise à survoler tour à tour les principaux phénomènes qui se sont affirmés au cours de la dernière année, tout en ayant conscience que ces phénomènes sont intriqués.

La réactivation du conflit au Nord du Mali

La mise en œuvre de l’accord de paix de 2015, aussi appelé accord d’Alger, a toujours été particulièrement laborieuse, avec une période intérimaire qui s’est étirée et qui n’a jamais donné lieu à une opérationnalisation effective de patrouilles mixtes et d’autorités intérimaires fonctionnelles au Nord du Mali (1). La nomination par la junte de Choguel Kokalla Maïga comme Premier ministre en 2021 a suscité de vives inquiétudes parmi la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), coalition composée des anciens groupes rebelles et signataire de l’accord d’Alger. En effet, Maïga était connu pour sa vive opposition à l’accord de paix. Lors de son entrée en fonction, il a d’ailleurs rapidement déclaré vouloir faire une « relecture intelligente » de l’accord. Ainsi se révèle une réalité qui a toujours été présente au sein de l’exécutif malien, soit une ligne dure ne désirant pas l’accord de paix et sa mise en œuvre et souhaitant reconquérir le Nord du pays contrôlé de facto par les groupes rebelles, surtout dans la région de Kidal, et une ligne modérée ouverte au dialogue avec la CMA. Au cours des dernières années, la ligne dure a semblé gagner de plus en plus du terrain. La junte semblait voir d’un mauvais œil la structuration d’une alliance entre la CMA et certains groupes paramilitaires au sein du Cadre stratégique permanent (CSP) qui rassemble l’ensemble des groupes armés signataires de l’accord d’Alger dans un front commun en 2021. Pourtant, la junte a longtemps énoncé être ouverte au dialogue et désireuse de respecter l’accord de paix.

La situation était déjà au bord de la rupture en décembre 2022, lorsque les anciens groupes rebelles déclaraient se retirer du Comité de soutien de l’accord d’Alger (CSA). En février 2023, des mouvements signataires de l’accord se sont rendus à Alger pour inviter le président Abdelmadjid Tebboune à renouveler son engagement dans la défense de l’accord de paix, une visite qui a fortement déplu à la junte qui manifestait son désir de retourner et de gouverner dans la région de Kidal, au nom de la souveraineté du Mali, un récit très mobilisateur et populaire au sud du pays.

Tout semblait préparer à un retour au conflit. Après le retrait des troupes françaises en 2022, bouc émissaire de l’échec de la lutte contre le terrorisme, Bamako a aussi demandé le retrait de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA). Une demande qui acte un processus plus long, amorcé il y a deux ans par le régime militaire d’Assimi Goïta, avec les tensions multiples et répétées avec Paris, le retrait de l’opération militaire française « Barkhane » et le rapprochement avec Moscou et la société de sécurité privée Wagner (2). Il y a eu un clair changement d’alliances de la part du régime de Goïta qui considère les alliés d’hier comme responsables de la situation sécuritaire au Mali. Alors que la MINUSMA se retirait du Nord du Mali, des combats ont eu lieu entre l’Armée malienne assistée de soldats de Wagner et les groupes armés de la CMA. Pour Bamako, il s’agit d’utiliser ce retrait de la MINUSMA pour permettre de reconquérir le Nord du pays, sans que les exactions et les violations des droits de la personne puissent être documentées par la MINUSMA ou par les médias, puisque ces derniers ne parviennent plus à se rendre sur ses territoires. Pour les groupes rebelles, occuper les camps de la MINUSMA s’ancre dans une stratégie de survie, car il s’agit de lieux stratégiques pour le contrôle du territoire, surtout dans la région de Kidal. S’engage pour les indépendantistes touaregs un combat pour la survie du projet de l’Azawad ; l’accord de paix promettait une grande autonomie et non l’indépendance au Nord du Mali, mais le rêve de l’indépendance n’a jamais été totalement abandonné par les groupes rebelles touaregs. Le 14 novembre, les Forces armées maliennes (FAMAs) associées aux troupes russes de Wagner sont parvenues à entrer et à contrôler Kidal. Après plusieurs affrontements, les groupes rebelles touaregs se sont retirés de la cité « pour des considérations stratégiques », selon un communiqué du CSP. Il est fort probable que les ex-groupes rebelles armés touaregs et arabes basculent dans un schème de guérilla contre l’Armée malienne. À noter aussi la participation logistique et matérielle des régimes militaires du Burkina Faso (drone) et du Niger (avion) lors de la prise de Kidal, tendant à démontrer que l’Alliance des États du Sahel (AÉS), nouvelle entente nouée entre ces trois régimes, n’est pas que déclaratoire.

À propos de l'auteur

Adib Bencherif

professeur en science politique et directeur du Laboratoire interdisciplinaire sur les risques et les crises (LIRIC) à l’Université de Sherbrooke (Canada) et chercheur associé à la Chaire Raoul-Dandurand.

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