Magazine Moyen-Orient

Travailleurs étrangers : la place des migrants dans la ville au Liban

Les travailleurs et travailleuses en situation irrégulière sont les migrants des deux premières catégories qui ont perdu la « garantie » ou la kafala de leurs sponsors. Les migrants de la première catégorie sont considérés comme des fugitifs, « ayant fui leur travail », et les employeurs sont tenus de porter plainte auprès de la Sûreté générale pour qu’ils ne soient plus sous leur responsabilité. Le plus souvent, ces cas sont le résultat de comportements abusifs de la part des employeurs, et de violation de droits, mais les fugitifs sont systématiquement expulsés sans la possibilité d’avoir le moindre recours en justice, ce qui montre que le régime de la kafala est en réalité une garantie pour l’employeur de « pouvoir échapper à la justice et à toute sanction juridique » (3).

Depuis 2019, il est difficile d’estimer la proportion des travailleurs étrangers au Liban, compte tenu de l’absence de mise à jour des données ministérielles et des départs massifs des Libanais et des non-Libanais, dans un contexte de forte dépréciation de la livre, de fermetures des entreprises et de licenciements qui auraient touché au moins 250 000 personnes, avec un taux de chômage passant de 11,4 % en 2018 à 25,6 % en janvier 2022, chiffre qui atteint 47,8 % pour les 15-24 ans, selon les données officielles de l’Administration centrale des statistiques (ACS) (4).

Ainsi, tout laisse croire que le nombre de travailleuses domestiques a chuté drastiquement depuis la crise, avec un grand nombre de femmes abandonnées par leurs employeurs dans les rues, devant les consulats de leurs pays, ou laissées à leur sort sans avoir les moyens financiers, et parfois légaux, pour être rapatriées, au moment où la crise de la Covid-19 limitait encore plus la mobilité internationale (5). Cependant, l’économie libanaise continue à afficher une forte dépendance à l’égard de la main-d’œuvre étrangère non arabe, surtout en provenance d’Éthiopie et du Bangladesh.

L’émancipation par le statut de free-lance

L’impossibilité d’obtenir la nationalité libanaise ou un permis de séjour à long terme, même après des dizaines d’années de travail au Liban, oblige parfois les travailleurs migrants à passer consécutivement par ces trois statuts (employé, free-lance, irrégulier). Compte tenu des contraintes légales et administratives, le statut de free-lance constitue le point d’entrée de la trajectoire d’émancipation des migrants au Liban, alors qu’il les prive de plusieurs avantages économiques dont ils pourraient bénéficier, au moins théoriquement, par leur employeur : un logement gratuit, une couverture médicale, les frais liés aux transferts de l’argent vers le pays d’origine, et parfois les congés payés.
La trajectoire de H. et de M. illustre de manière exemplaire cette quête de l’émancipation par le statut d’indépendant. Âgé de 27 ans, H. est venu au Liban en 2014 pour travailler pour le compte d’une société de sous-traitance, après avoir payé la somme de 1 500 dollars pour l’intermédiaire au Bangladesh qui lui a permis de trouver cette opportunité. Ayant commencé sa trajectoire au Liban avec un endettement important, il a dû travailler pendant trois ans et demi pour la même société, qui l’avait affecté au nettoyage dans l’un des plus grands malls de Beyrouth. Il effectuait des journées de 12 heures, six jours par semaine, contre un salaire de 250 dollars (le salaire minimum pour les travailleurs libanais du secteur privé étant de 450 dollars à l’époque). Il était logé gratuitement non loin de son lieu de travail par son employeur, avec d’autres ressortissants du Bangladesh, partageant sa chambre avec plusieurs compatriotes, et arrivait à obtenir des revenus supplémentaires en recevant des pourboires ou en faisant des commissions pour certains commerces du mall. En 2017, il rencontre M. et le couple décide de se marier.

À l’époque, M. travaillait déjà en free-lance et remplissait, entre autres, la fonction de concierge à temps partiel dans un petit immeuble composé de neuf appartements, dans le quartier animé de Badaro, à Beyrouth. Elle n’était pas payée, assurant ses charges de concierge entre 15 et 20 heures, en échange d’un logement gratuit dans un studio de 15 mètres carrés au rez-de-chaussée. Entre 8 et 15 heures, elle était employée par une famille habitant un immeuble voisin, pour s’occuper d’une personne âgée. M. avait commencé sa carrière au Liban comme travailleuse domestique et avait gagné le statut de free-lance six ans avant de rencontrer son mari, grâce à une entente cordiale et durable avec son ancienne patronne. Au terme de son contrat, elle a souhaité rester au Liban et son employeuse a accepté de satisfaire sa demande.

Le dévouement de H. auprès des habitants de l’immeuble va porter ses fruits. En 2018, après un an de travail non payé, on lui propose le poste de concierge de son épouse à temps plein, pour un salaire de 450 dollars. Grâce à ce travail, il noue des relations avec les commerces et les ménages du quartier, en s’assurant des revenus supplémentaires (offrant des services de voiturier, de nettoyage des voitures, de coursier pour les magasins ou les habitants, etc.). À la veille de la crise, H. transfère chaque mois la totalité de son salaire à son père veuf au Bangladesh, et vit uniquement avec les pourboires et les revenus supplémentaires. De son côté, M. continue à assurer son travail rémunéré, mais elle s’est trouvée presque entièrement déchargée de ses tâches de concierge. Elle dispose de plus de temps pour les loisirs et, surtout, pour offrir des services de nettoyage et d’aide à domicile en free-lance. Elle gagne plus que son mari, et le couple veille à une séparation des budgets et des revenus, avec un partage équitable des tâches domestiques.

À propos de l'auteur

Nizar Hariri

Chercheur à l’Observatoire universitaire de la réalité socio-économique de l’université Saint-Joseph de Beyrouth.

À propos de l'auteur

Nicolas Puig

Chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD ; URMIS ; université Paris Cité).

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