Alors que les analystes voyaient une situation de déconfliction au Moyen-Orient, comment expliquer la situation actuelle du Proche-Orient ?
P. Razoux : En réalité, les analystes qui connaissent bien la situation sur place ne parlaient pas de déconfliction. Beaucoup d’experts s’attendaient au déclenchement d’une nouvelle Intifada en Cisjordanie, autour de Jérusalem en particulier. La véritable surprise de l’attaque du 7 octobre réside dans le fait que celle-ci provient de la bande de Gaza.
La question reste de savoir pourquoi le conflit a éclaté depuis la bande de Gaza et non pas depuis la Cisjordanie. Depuis plusieurs semaines, le gouvernement israélien s’inquiétait d’un embrasement en Cisjordanie accompagné d’attaques armées sur les colonies israéliennes qui y sont implantées, comme celles d’Ariel ou de Ma’aleh Adumim par exemple. En conséquence, les dirigeants israéliens avaient pris la décision de concentrer une partie des forces armées autour de ces colonies considérées comme des points chauds, dans le but de durcir leur défense en prévision de potentiels soulèvements. Cette inquiétude se justifiait par une importante période de fêtes juives après le Yom Kippour (1) et les réjouissances de Souccot (2). Elle se justifiait également par le soutien crucial des colons extrémistes au sein du gouvernement de Benyamin Netanyahou.
En ce qui concerne la bande de Gaza, il est très probable que les analystes et les professionnels du renseignement, à savoir le Shin Bet, le Mossad et Aman (3), aient vu des signaux d’alerte apparaitre et suspecté qu’une action terroriste était en train d’être préparée à Gaza. Cependant, pour les raisons politiques citées ci-dessus, le gouvernement israélien ne les a pas crus et n›a pas considéré la bande de Gaza et le Hamas comme une menace majeure. Ils s›attendaient surtout à des actes isolés, mais manifestement pas à une attaque létale d›une telle ampleur.
De plus, la tentative de normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite a sûrement accéléré l’attaque du Hamas. Si l’Arabie saoudite avait normalisé ses relations avec Israël et donc n’avait plus soutenu la cause palestinienne, cette dynamique aurait eu un effet domino dans la région et, un à un, les États arabes auraient probablement suivi les pas de l’Arabie saoudite. Ainsi, l’ampleur de l’attaque était destinée à provoquer les Israéliens pour les inciter à surréagir afin qu’ils s’isolent davantage sur la scène internationale et pour saboter leur potentiel projet de rapprochement avec l’Arabie saoudite.
Peut-on parler de failles de sécurité du côté israélien ?
Depuis plusieurs années, les Israéliens ont basé leur analyse sur trois principaux préconçus. Le premier est celui de penser que le Hamas se satisfaisait très bien du statu quo instauré sur la bande de Gaza. Ce statu quo sous-entend qu’Israël n’interfère pas avec la manière dont le Hamas administre Gaza, l’autorité palestinienne étant complètement hors-jeu depuis son expulsion manu militari en 2005. Le deuxième était de penser que le Hamas n’élaborerait jamais aucune attaque massive sans une offensive coordonnée à deux fronts avec le Hezbollah libanais. Enfin, le troisième préconçu reposait sur la surveillance microscopique israélienne de tout ce qui se passe, que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie. Dès lors, les Israéliens pensaient qu’ils seraient au courant de toute attaque à venir et qu’ils auraient au moins un préavis de 48 heures pour mettre en place des mesures préventives. L’attaque du 7 octobre révèle que tous ces préconçus sont faux car, pour des raisons politiques et idéologiques, Benyamin Netanyahou a privilégié la défense des colons en Cisjordanie à la défense de la frontière avec Gaza.
Cette attaque a très certainement été préparée de longue date par le Hamas. On y voit d’ailleurs beaucoup de similitudes avec le déclenchement de l’attaque de la guerre du Kippour de 1973. Outre le fait que cette attaque arrive cinquante ans et un jour après celle de la guerre du Kippour, elle arrive également un samedi, jour de shabbat (4) chez les juifs, et au dernier jour de la fête de Souccot (5). De la même manière qu’il y a cinquante ans, les dirigeants politiques, sécuritaires et du renseignement placés au plus haut niveau ont refusé de voir l’évidence alors que de multiples signaux d’alerte étaient transmis à plusieurs niveaux.