Magazine DSI

Économie de défense. All-volunteer force (AVF) ou les limites d’une armée professionnalisée en temps de guerre

Cependant, la conscription n’est pas nécessairement la panacée. D’ailleurs, les économistes s’y sont opposés. Milton Friedman a porté l’estocade en pleine guerre du Vietnam (2) en soulignant l’injustice de la conscription, son inefficacité et son coût économique. Injustice, car la conscription concerne rarement la totalité d’une classe d’âge avec une sélection socialement et économiquement inégalitaire. Inefficacité, car l’État forme des personnes qui ne resteront pas dans les armées et ces dernières doivent composer avec une rotation permanente de leurs effectifs. Coût économique, car le faible coût apparent de conscrits masque un coût social lié à un coût d’opportunité : compte tenu de leurs compétences, les appelés auraient pu créer plus de richesses dans un emploi civil s’ils n’avaient pas été sous les drapeaux.

Milton Friedman a joué un rôle majeur aux États – Unis en faveur de la professionnalisation des armées en démontrant que l’engagement volontaire était la condition pour aligner les intérêts collectifs et les choix individuels tout en préservant la liberté des individus dans un contexte de paix. Il concède qu’en cas de guerre, la conscription reste la seule possibilité pour lever des troupes en masse, mais en soulignant que cela devrait rester une alternative uniquement employée dans une telle situation critique.

La conscription permet de massifier les effectifs, mais ce gain apparent masque une inefficacité, car les appelés sont rarement opérationnels et difficilement déployables. Cela explique son abandon au profit de la professionnalisation qui constitue une approche plus souple de recrutement afin de pourvoir les armées avec les bonnes compétences. Cependant, elle peut s’avérer très coûteuse et insuffisante pour atteindre le volume de forces nécessaire en cas de guerre, même à un coût prohibitif.

Une troisième voie doit être considérée : la réserve. Elle constitue une solution pour éviter d’avoir une armée pléthorique en temps de paix tout en apportant une épaisseur aux armées si nécessaire. Cela suppose que les réservistes soient réellement opérationnels sans délai, immédiatement déployables, projetables en zone de combat et disponibles en quantité appropriée. Une réserve utile doit constituer une réelle deuxième ligne de défense capable de suppléer l’armée professionnelle afin d’éviter un phénomène de « mur de papier », c’est-à‑dire un effondrement du système de défense une fois les forces professionnelles débordées ou détruites.

Or la politique de la réserve en France, révisée régulièrement depuis Michèle Alliot-Marie, n’a pas réussi à obtenir les résultats espérés. Certes, les effectifs ont progressé, mais les chiffres masquent une rotation importante des personnels et une activation trop limitée pour maintenir les compétences requises afin de générer de nouvelles troupes en masse rapidement.

Avec la professionnalisation, la France est passée d’un modèle de réserve de masse, reposant mécaniquement sur plusieurs millions d’anciens appelés, à une réserve d’emploi au travers de multiples mécanismes, regroupés pour partie dans la Garde nationale. La réserve opérationnelle des armées affiche un effectif de 100 485 réservistes en 2021, mais ce chiffre masque la prédominance d’anciens militaires intégrés par obligation de disponibilité dans les cinq ans suivant leur départ (RO2) ou engagés de manière volontaire (34 % de la RO1). La capacité de mobilisation des civils apparaît en fait bien limitée, même si les effectifs n’ont jamais été aussi élevés après le sursaut citoyen qui a fait suite aux attentats de 2015-2016.

Pourtant, la réserve militaire peut en théorie constituer une solution adaptée à la technicité des équipements et des concepts opérationnels actuels, qui requièrent un niveau de compétences élevé pour garantir une armée efficace. Manier des armes demande une formation et les armées opèrent dans une approche multimilieux/multichamps qui nécessite un entraînement régulier pour atteindre une efficacité optimale. La question est de mettre en place les incitations qui permettent d’attirer des personnes qualifiées et prêtes à se former aux métiers militaires, mais aussi de convaincre les employeurs de laisser leurs salariés s’impliquer suffisamment dans la réserve.

L’une des leçons de la contre-offensive ukrainienne en demi-teinte est que le courage et l’ingéniosité ne suffisent pas. Concevoir un modèle de réserve apportant une réelle épaisseur aux armées sans devoir, pour cela, composer avec une armée professionnelle pléthorique constitue donc un enjeu de politique de défense d’une brûlante actualité. Il est d’ailleurs posé par la Loi de programmation militaire 2024-2030. 

Notes

(1) Voir Renaud Bellais, « Les armées face aux défis du marché du travail », DSI, no 157, janvier février 2022.

(2) Milton Friedman, « Why Not a Volunteer Army ? », New Individualist Review, 1967, 4(4), p. 3‑9.

La fin de la « nation en armes » ? 

Un système complexe de statuts pour les réservistes de France
Effectifs de la réserve opérationnelle de 1er niveau des armées

Légende de la photo en première page : Soldat letton. Le retour en grâce de la conscription en Europe touche surtout les pays baltes et de l’Est. (© Estonian MoD)

Article paru dans la revue DSI n°168, « Déluge d’AL-AQSA : surprise stratégique pour Israël », Novembre-Décembre 2023.
0
Votre panier