L’Iran est lui aussi exposé à de lourdes hypothèques. Il a beau être le plus gros producteur agricole de la région, de blé en particulier, son exposition à une sécheresse marquée et sa soumission aux sanctions internationales entravent ses niveaux de production. Eu égard à sa position politique, il a cependant réussi à sécuriser dès mars 2022 un important contrat d’achat avec la Russie, portant sur quelque 20 millions de tonnes de céréales et d’huile. La signature du nouvel accord sur le nucléaire constituerait une excellente perspective pour Téhéran, tant en termes de marges de manœuvre budgétaires de l’État que d’amélioration du revenu des ménages, deux variables essentielles de la sécurité alimentaire.
Les difficultés sont encore plus grandes pour la Tunisie, qui fait face à des difficultés socio-économiques et politiques. Engagé dans une transition politique incertaine, ce pays souffre d’une stagnation économique qui pèse sur les marges de manœuvre financières de l’État et des ménages. Si cette transition a pu laisser penser qu’elle était démocratique, la dérive populiste-autoritaire du président Kaïs Saïed (depuis 2019) n’est pas faite pour améliorer la situation. Pas sûr que sa condamnation des spéculateurs suffise à calmer les ardeurs d’une population fragilisée, alors que le rationnement de certaines denrées est effectif.
Au Liban, la situation est encore plus difficile, tant l’État s’est effondré depuis 2019, entraînant avec lui la chute des revenus des ménages. Le choix d’aligner la livre libanaise sur le dollar après la guerre civile (1979-1990) n’a pas résisté à la crise de confiance dans la devise nationale sur fond de corruption éhontée de la polyarchie aux affaires, de conflit en Syrie qui a envoyé près de deux millions de réfugiés (chiffre non officiel) dans le « pays des Cèdres », et de chute momentanée des prix du pétrole qui a limité les flux financiers du Golfe. Dans ce contexte, la population s’est paupérisée à une allure vertigineuse sans beaucoup d’équivalents dans l’histoire contemporaine, tandis que l’État, surendetté, ne peut pas subventionner les produits importés et que les capacités de stockage se sont volatilisées avec l’explosion du port de Beyrouth en août 2020. Un système de subventionnement mis en place au début de la crise permet aux importateurs de recevoir une subvention sous la forme d’un accès aux dollars à des taux préférentiels de la part de la Banque du Liban, qui rembourse leurs dépenses d’importations en devises. Mais au vu des difficultés, en mai 2022, la Banque mondiale a décidé un plan d’urgence à hauteur de 150 millions de dollars afin de sécuriser les achats de blé. La situation n’est guère plus enviable dans les territoires palestiniens même si les difficultés viennent de loin. Dans cet espace, pourtant agricole, la situation d’occupation/colonisation imposée par Israël en Cisjordanie ou d’asphyxie à Gaza contribue à maintenir la pauvreté et donc l’insécurité alimentaire des ménages.
Dans ce bloc de pays sensibles à la crise alimentaire en cours, il reste ceux qui viennent de connaître une guerre civile quand ils n’y sont pas encore. C’est le cas du Yémen, de la Syrie, de la Libye et de l’Irak. Riche de son sous-sol, ce dernier est le moins exposé, même si la corruption et l’impéritie du pouvoir entretiennent un degré de pauvreté qui rend difficile le quotidien de millions de personnes. En Libye, la rente constitue un levier pour les achats de produits alimentaires, mais l’état de paupérisation de la population entretient une insécurité sociale et alimentaire. La situation est plus délicate en Syrie et au Yémen, car ces deux pays comptent un grand nombre de déplacés intérieurs, respectivement 6,2 millions et 4,6 millions, vivant dans des camps. Ils sont soutenus par le Programme alimentaire mondiale, dont les capacités d’achat sont mises à mal dans ce moment de renchérissement des prix.
Choc politique ?
Ce tour d’horizon montre un large gradient de sensibilité. À cela s’ajoutent des effets indirects de la guerre, comme la difficulté de certains pays de la région à mettre leurs champs en culture à cause du renchérissement des engrais, lié en partie au fait que la Russie en est une importante exportatrice.
Toute cette conjoncture peut ainsi à l’évidence être un facteur d’instabilité. On pense à des soulèvements, en s’inspirant notamment des mobilisations du début 2011, que l’on a trop vite réduites à des révoltes de la faim. Celles-ci étaient plus largement liées à la critique de l’autoritarisme, de la corruption et de l’échec économique, dont la question alimentaire était un aspect. Pour autant, ce triptyque est encore réuni dans beaucoup de pays de la région. La flambée des prix agricoles pourrait donc réveiller de nouveau des peuples contre des pouvoirs prédateurs, autoritaires et peu soucieux des politiques publiques. Rappelons qu’au Soudan, le soulèvement de 2019 contre le régime d’Omar al-Bachir (1993-2019) a été déclenché par l’augmentation du prix du pain, catalyseur d’un rejet plus général. Le renchérissement des tarifs des produits alimentaires étant parti pour durer, la région voit de nouveau croître son potentiel d’instabilité qui renvoie à ses échecs politiques. Car la faim n’est pas tant liée à la faculté de produire chez soi qu’à la capacité politique à faire émerger des économies prospères.
Légende de la photo en première page : L’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, a réduit à néant les capacités de stockage du Liban, alors que l’État n’est pas capable de subventionner les produits alimentaires importés. © Shutterstock/Ali Chehade