Dans mon article publié en mars 2023 dans le 120e numéro de cette revue (2), je présentais la situation en Arménie, au Karabagh et dans ce que les Arméniens appellent plus largement l’Artsakh (3). J’anticipais la survenance d’un nouveau conflit armé dont les populations arméniennes seraient une nouvelle fois les victimes. Or, en septembre dernier, le pire est effectivement advenu ; l’Azerbaïdjan s’est emparé par la force de ce qu’il restait de territoire contrôlé par les Arméniens dans le Karabagh et les populations arméniennes qui vivaient là depuis toujours ont préféré fuir pour éviter d’être exterminées.
Fin 2023, en dehors de la question de l’Artsakh, le Caucase reste le théâtre de plusieurs conflits armés internes et régionaux, plus ou moins anciens (4). En 1991, l’effondrement de l’URSS a réveillé les conflits latents ou larvés et s’est traduit au Caucase par des guerres dont l’enjeu portait sur le statut des territoires de l’Ossétie du Sud (1991-1992) et de l’Abkhazie (1992-1993) — toutes deux appartenant anciennement à la République socialiste soviétique de Géorgie —, du Haut-Karabagh (1992-1994, 2020, 2023) — une province majoritairement arménienne artificiellement rattachée à l’Azerbaïdjan immédiatement après la guerre civile russe (1917-1920) — et, en Russie même, de la Tchétchénie (1994-1996 ; 1999-2004).
Ces conflits éclatèrent après 1991, lorsqu’un groupe ethnique disposait d’une administration autonome sur un territoire délimité, recherchant une plus grande autonomie ou son indépendance, par exemple au Caucase du Nord qui se composait de républiques et de régions autonomes rattachées à l’ex-République socialiste fédérative soviétique de Russie et aujourd’hui à la Fédération de Russie (Daghestan, Tchétchénie-Ingouchie, Ossétie du Nord, Kabardino-Balkarie, Karatchaïs-Tcherkesses, Adyguée). La Géorgie comptait deux républiques autonomes (Adjarie et Abkhazie) ainsi qu’une région autonome (Ossétie du Sud) tandis que l’Azerbaïdjan comprenait une république autonome, le Nakhitchevan, et une région autonome, le Haut-Karabagh déjà cité. Ce sont ces régions qui sont au cœur des guerres caucasiennes contemporaines.
Emblématique de cette situation géopolitique troublée, la fin du Haut-Karabagh arménien, malheureusement prévisible du fait de l’isolement diplomatique, militaire et stratégique de l’Arménie, est venue rappeler que le Caucase, aux côtés de l’Ukraine et du Proche-Orient, restait une région hautement inflammable. Le 28 septembre 2023, Samvel Shahramanyan, leader politique du Haut-Karabagh arménien, annonça que « la République du Haut-Karabagh cesse son existence […], toutes les institutions gouvernementales et organisations seront dissoutes au 1er janvier 2024 ». Ainsi, cette région à majorité arménienne, de jure internationalement reconnue comme faisant partie de l’Azerbaïdjan du fait des anciens découpages administratifs de l’ère soviétique, n’est plus. Elle avait fait sécession et proclamé son indépendance en 1991, à la fin de l’Union soviétique, avec le soutien de l’Arménie et, pendant plus de trois décennies, elle s’est opposée à Bakou, notamment lors de deux guerres, entre 1988 et 1994 puis à l’automne 2020 et enfin en septembre 2023. Cette région du Caucase enclavée en Azerbaïdjan était, il faut le souligner et le rappeler, peuplée en grande majorité d’Arméniens depuis l’Antiquité. C’est même le berceau historique de l’Arménie. La Russie, protectrice historique de l’Arménie, a laissé faire l’Azerbaïdjan et ne s’est pas opposée au blocage du corridor de Latchine entre 2020 et 2023, interdisant donc aux Arméniens de ravitailler les populations encerclées du Haut-Karabagh. C’est un nouvel et tragique épisode d’une longue série de guerres et d’épurations ethniques qui semble sans fin.
Une région marquée par de violentes conflictualités
L’image d’un Caucase marqué par la guerre et de violentes conflictualités n’est malheureusement guère nouvelle. Pour ne prendre que quelques exemples littéraires, au XIXe siècle, l’imaginaire caucasien, né avec le goût de l’aventure et des récits de voyage de cette époque, fut marqué par les œuvres d’Alexandre Pouchkine, avec « Le Prisonnier du Caucase », poème de 1822, Le voyage à Erzeroum, récit de voyage de 1829, ou La Dame de Pique, nouvelle de 1834 qui évoque les guerres lancées par l’Empire russe à cette époque. Alexandre Pouchkine parlait des « Tcherkesses » au sens large et, sous le nom de ce peuple, il en englobait en fait plusieurs des régions caucasiennes, Tchétchènes en tête, dans une forme de constat où « les Tcherkesses nous haïssent […]. L’amitié des Tcherkesses pacifiés n’est pas sûre : ils sont toujours prêts à donner l’assistance à leurs turbulents congénères ».