En revanche, plus problématique, cette fois pour la Russie, le conflit russo-tchétchène pourrait se rallumer à la faveur d’un échec de son dirigeant Ramzan Kadyrov ou d’un changement brutal de ses intérêts politiques et économiques. Même si celui-ci a lié son destin au régime de Vladimir Poutine, la Tchétchénie n’est pas à l’abri d’un revirement si le djihad vient à prendre la priorité sur l’alliance en réalité de circonstance entre les deux pouvoirs russes et tchétchènes. Il ne faut là aussi pas oublier qu’il s’agit d’un conflit séculaire, décrit par Pouchkine et Lermontov, entre les régimes politiques successifs russes et diverses forces tchétchènes. La phase la plus récente et contemporaine du conflit commença après l’effondrement de l’URSS en 1991 et dura sporadiquement jusqu’en 2017. De fait, les hostilités formelles en Tchétchénie remontent à 1785, bien que des éléments du conflit remontent à beaucoup plus loin.
Le dernier conflit en Tchétchénie eut lieu en septembre 1999, en violation de l’accord Tchernomyrdine-Maskhadov, signé le 23 novembre 1996, pour établir un cessez-le-feu entre Russes et Tchétchènes. Les forces russes pénétrèrent sur le territoire tchétchène, partie de la fédération de Russie, et mirent en place un régime de massacres et de terreur assez comparable à ce qui est pratiqué en Ukraine actuellement. Officiellement, il s’agissait de pourchasser les « terroristes islamistes » accusés d’avoir fomenté en août 1999 des troubles au Daghestan voisin là où, récemment, des manifestants ont voulu prendre d’assaut un avion de ligne pour tuer ses passagers israéliens au nom du soutien au Hamas. Le nombre exact de victimes tchétchènes de ce conflit est encore aujourd’hui difficile à déterminer en raison du manque de registres et de la longue période des affrontements. L’une des sources disponibles indique qu’au moins 60 000 Tchétchènes ont été tués au cours de la première et de la seconde guerre dans les années 1990-2000. Il donc très probable que certains Tchétchènes continuent de rêver de revanche contre la Russie.
La fin du statu quo régional
Parmi les acteurs qui auraient un intérêt à bousculer le statu quo se trouve l’Iran. La récente victoire de l’Azerbaïdjan dans le Karabagh fait craindre à Téhéran la création d’un corridor qui compromettrait son accès aux routes commerciales vers l’Europe. Il rapprocherait dangereusement la Turquie et Israël, alliés de Bakou, des frontières iraniennes. Or, depuis le début du conflit dans le Haut-Karabagh, qui oppose depuis des décennies l’Arménie à l’Azerbaïdjan, l’Iran a toujours souligné qu’il ne tolérerait aucun changement dans les frontières de la région du Caucase. Téhéran s’oppose notamment au projet de création, à sa frontière nord, du corridor de Zangezur, qui permettrait à l’Azerbaïdjan d’avoir accès à la république autonome du Nakhitchevan, enclave azérie située entre l’Arménie et l’Iran, voire d’établir une continuité territoriale avec elle. Les Azéris constituent la deuxième ethnie d’Iran. Quelques centaines de milliers de Talychis, proches linguistiquement du persan, vivent aussi en Iran et dans le Sud de l’Azerbaïdjan. Des difficultés dans les relations entre les deux États surgissent donc régulièrement à propos du statut des Azéris d’Iran et l’Union soviétique a même tenté de s’emparer des régions iraniennes peuplées d’Azéris en 1945, ce qui n’a pas été oublié à Téhéran.
Un rien peut de nouveau enflammer le Caucase. Cette région est aujourd’hui livrée à elle-même. Concentrés sur le front ukrainien, les Occidentaux ne veulent pas éparpiller leurs forces. Mais c’est au prix d’un renoncement à défendre un juste équilibre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. De son côté, Vladimir Poutine accuse l’Ukraine et les services secrets occidentaux d’être à l’origine du récent assaut de l’aéroport au Daguestan par des protestataires à la recherche de passagers israéliens. L’Azerbaïdjan, qui s’est allié à la Turquie et à la Russie pour éliminer l’Occident de la région, a récemment refusé de négocier avec l’Arménie par l’intermédiaire du président du Conseil européen, Charles Michel, à Bruxelles. Enfin, au sommet de Grenade du 5 octobre 2023, l’Arménie a reçu le soutien de l’Allemagne, de la France et de l’Union européenne, ce qui constitue en quelque sorte une garantie de sécurité.
Dans la déclaration commune du Conseil européen, ce qui s’est passé au Nagorno-Karabagh a été décrit comme un déplacement massif de populations, et un soutien indéfectible a été apporté à la souveraineté, à l’intégrité territoriale et à l’inviolabilité des frontières de l’Arménie. Il a également été mentionné que les frontières devraient être tracées selon la dernière carte de l’URSS. Mais, en réalité, les Occidentaux sont parfaitement impuissants et seule la France a concrètement bougé en Europe pour aider l’Arménie en autorisant l’exportation de matériels de guerre, politique symbolisée par le déplacement du ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, à Erevan le 24 octobre 2023. D’évidence, ces efforts français ont été très mal perçus en Azerbaïdjan et ce pays semble préparer une nouvelle offensive militaire contre l’Arménie, au risque d’embraser toutes les régions caucasiennes en 2024. Le Caucase reste donc un dossier géopolitique à suivre avec la plus grande vigilance.
Notes
(1) L’auteur s’exprime à titre personnel et ne représente le point de vue d’aucune institution.
(2) Christophe-Alexandre Paillard, « L’Arménie peut-elle échapper à l’étau géopolitique qui se resserre autour d’elle ? », Diplomatie, no 120, mars-avril 2023 (https://bit.ly/3Rm62vZ).
(3) La république du Haut-Karabagh (en arménien Լեռնային Ղարաբաղի Հանրապետություն), également connue sous le nom de République d’Artsakh (en arménien Արցախի Հանրապետություն), et parfois appelée République de Nagorny Karabagh, était un État non reconnu internationalement et disparu en septembre 2023. L’Artsakh englobe en réalité le Haut-Karabagh et des territoires de l’Azerbaïdjan peuplés d’Arméniens entourant cette région. L’essentiel avait été repris par l’Azerbaïdjan en septembre 2020.
(4) Voir Nicolas Beroutchachvili et Jean Radvanyi, Atlas géopolitique du Caucase, éditions Autrement, 1996.
(5) Iaroslav Lebedynsky, « La conquête du Caucase par la Russie », Diplomatie, no 91, septembre 2018 (https://bit.ly/40XjklJ) : dans cet article, l’auteur rappelle cette histoire et ces références.
Légende de la photo en première page : Ilham Aliyev, Président de la République de l’Azerbaïdjan (© president.az)