Magazine DSI

Artillerie. Défaite en rase campagne pour l’industrie européenne ?

Quelles leçons ?

Qu’il s’agisse de lance – roquettes multiples ou d’artillerie à tube, il semble déjà clair que l’artillerie connaît une vague de modernisation en Europe, qui appelle plusieurs commentaires. D’abord, les achats effectués ou envisagés ne démontrent pas réellement de saut quantitatif chez les utilisateurs historiques d’une capacité – à la notable exception de la Pologne. En revanche, les capacités essaiment et plusieurs États opèrent un saut qualitatif – le passage au 155 mm/52 Cal. augurant de plus longues portées – ou reviennent à des capacités abandonnées.

Ensuite, si l’Europe est devenue un champ de bataille commercial pour nombre d’industriels, y compris non européens, la standardisation s’opère moins sur les matériels que sur leurs caractéristiques. Le 155 mm/52 Cal. se généralise, mais laisse pendante la question de la génération future, dans un contexte où les États – Unis mettent en avant la recherche de plus longues portées, dans la foulée de leurs travaux sur le multidomaine (5), ce qui ne sera pas sans incidence sur les attentes de l’OTAN. Or, le 60 calibres semble encore dans les limbes en Europe et pose la question de la concurrence future, dans les années 2030, voire 2040.

On peut déplorer que la standardisation ne touche pas les matériels eux – mêmes ; mais il est un fait que s’appuyer sur un plus grand nombre d’industriels permet aussi de maintenir ouvertes plus de lignes de production, et d’assurer un soutien dans le temps plus étoffé, en particulier au niveau de la production des tubes. On note également que bon nombre des systèmes proposés sur le marché européen généralisent l’automatisation des opérations de tir. Elle a certes l’avantage de permettre une réduction des équipes – dans un contexte où le recrutement et la fidélisation posent souvent problème aux armées –, mais fait aussi s’interroger sur la capacité à soutenir les opérations dans la durée. L’une des leçons en matière d’usage de l’artillerie en Ukraine est son utilisation au – delà des normes d’usage prévues. Or des systèmes automatisés pourraient être plus souvent sujets à des pannes électriques et/ou mécaniques de leurs mécanismes, ce qui renforcerait la demande en ateliers de campagne adaptés.

Enfin, il reste la question d’un autre marché que nous n’avons abordé qu’indirectement : l’Ukraine. Ses capacités en 152 et 122 mm vont peu à peu se réduire, au fur et à mesure de la perte et de l’usure des systèmes. Avec une transition vers le tandem 105/155 mm déjà largement engagée, cette question va elle aussi se poser. Au regard des positions des belligérants, la guerre va perdurer et accroître les besoins de Kiev ; y compris dans l’hypothèse d’une reprise à terme de l’ensemble de ses territoires par l’Ukraine. L’enjeu industriel est ici majeur, avec des besoins s’exprimant en centaines de tubes, voire dépassant le millier. En la matière, les grandes manœuvres n’ont pas encore commencé. Certes, il y a l’achat de 18 RCH‑155 en Allemagne, et la réception future d’une vingtaine de M‑142, mais cela ne préfigure pas réellement d’une adaptation à long terme de l’artillerie ukrainienne.

Son évolution pourrait certes passer par l’achat massif de M‑109 d’occasion aux États – Unis – plus de 800 sont tenus en réserve, rien que pour les A6 –, mais, au – delà, Kiev entend également développer son industrie de défense, avec pour effet collatéral de jouer un rôle économique important. En juillet dernier, un accord de codéveloppement d’un obusier était signé entre les firmes slovaque Konstrukta et ukrainienne KZVV, mais le résultat des récentes élections à Bratislava pourrait mettre en danger un accord qui n’était adossé qu’à des capacités de production relativement limitées et dont la montée en puissance pouvait s’avérer incompatible avec l’urgence des besoins. Il en est de même pour la production à grande échelle du Bohadna, de conception locale, dont seuls quelques exemplaires sont en service. Reste également l’inconnue turque : Ankara s’était déjà rapproché de Kiev avant la guerre sur une série de projets en commun – corvettes, drones Bayraktar – et son aide a été particulièrement appréciée.

Le déclin de l’artillerie européenne en 152/155 mm (réserves comprises)
Les lance-roquettes multiples de plus de 122 mm en Europe

Notes

(1) Deux autres ont été endommagés, et on ne sait pas s’ils pourront être remis en condition.

(2) Des commandes qui permettent ainsi d’opérer un rajeunissement du parc d’artillerie.

(3) Stijn Mitzer et coll., « Attack On Europe : Documenting Ukrainian Equipment Losses During The 2022 Russian Invasion Of Ukraine », https://​www​.oryxspioenkop​.com/​2​0​2​2​/​0​2​/​a​t​t​a​c​k​-​o​n​-​e​u​r​o​p​e​-​d​o​c​u​m​e​n​t​i​n​g​-​u​k​r​a​i​n​i​a​n​.​h​tml, consulté le 26/09/2023.

(4) Philippe Langloit, « K239 Chunmoo. Séoul revisite le MLRS », Défense & Sécurité Internationale, hors-série no 87, décembre 2022-janvier 2023.

(5) Joseph Henrotin, « Frappes à longue portée : impératif tactique ou ambitions démesurées ? », Défense & Sécurité Internationale, hors – série no 89, avril-mai 2023.

Légende de la photo en première page : Le RCH-155. La tourelle peut trouver place sur d’autres types de plateformes que le Boxer 8 × 8. (© KNDS)

Article paru dans la revue DSI n°168, « Déluge d’AL-AQSA : surprise stratégique pour Israël », Novembre-Décembre 2023.
0
Votre panier