Le tropisme pachtoune des talibans est donc une réalité en 2023, n’en déplaise à quelques experts qui se voulaient rassurants en 2021 en arguant que la charia promue par les talibans est un don d’Allah à valeur universelle, et qui transcende tous les clivages ethniques. Ce serait trop beau ! Car dans un pays où « Afghan » est synonyme de « Pachtoune », et où les jeunes talibans ont été entraînés dans les zones tribales pachtounes du Pakistan, avant de se déployer en Afghanistan en 1994, il va presque sans dire que leur conquête du pouvoir en 1996, et leur reconquête en 2021, menées sous l’étendard de la charia, ont été comprises par tous les chefs de tribus, qui les ont alors soutenus, comme un retour de l’autorité pachtoune sur le pays qui en porte le nom. L’histoire de la branche Haqqani des Zadran, une tribu transfrontalière de Khost en Afghanistan et du Waziristan au Pakistan, en est l’exemple vivant : Mawlawi Jalaluddin Haqqani (décédé en 2018), chef du redoutable réseau terroriste éponyme, avait taillé son fief dans les deux zones susnommées, comme un mini émirat de quelque 20 000 km2, à cheval sur la LD. Son fils Sirajuddin est aujourd’hui l’héritier de ce déni permanent de la frontière entre les deux États de l’AfPak, mais il est aussi ministre de l’Intérieur de l’émirat d’Afghanistan (6) ! De même, Noorullah Noori, de la tribu pachtoune tokhi de Zabol en Afghanistan et de Zhob au Pakistan, est ministre des « Frontières et des Affaires tribales » (sic) ! Ces deux exemples parmi d’autres expliquent les duplicités et les pathologies que développent, autour de cette LD, aussi bien les populations locales fracturées que les deux États concernés. Nous sommes au cœur du conflit de l’AfPak que les talibans n’ont aucune intention de « dépachtouniser », nous y reviendrons.
Enfin, le dernier rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) dresse un tableau catastrophique de cette fin d’année 2023 : 15,3 millions de personnes ne mangent pas à leur faim et 4 millions d’enfants de moins de 5 ans sont en malnutrition aiguë. Pour couvrir l’urgence, le PAM a besoin de 1,04 milliard de dollars. En août 2023, le Bureau de coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) n’avait reçu que 26,8 % des 3,2 milliards de dollars requis. De surcroît, la non-reconnaissance du régime rend compliqué le transfert des fonds qui passent donc par les ONG encore opérationnelles et capables d’atteindre directement les populations, mais les talibans ont bien compris le système au point que, selon le dernier rapport de l’Inspecteur spécial pour la reconstruction de l’Afghanistan (SIGAR) (7) d’octobre 2023, des chefs locaux ont créé leurs propres ONG pour avoir accès aux aides humanitaires en compensation de la fin des aides au développement, soit environ 8 milliards de dollars par an qui représentaient 40 % du PIB en 2020. De plus, l’interdiction de la culture et du commerce de l’opium fait un manque à gagner brut évalué à un milliard. L’Institut américain pour la paix (USIP) remarque cependant, dans sa publication du 10 août 2023, que grâce à une augmentation des exportations, une réduction drastique de la corruption et une collecte très performante de l’impôt, « les talibans ont fait mieux qu’attendu » (8), avec un taux de change stabilisé et une inflation contenue à 6,5 % de juin 2022 à juin 2023, contre 18,3 % l’année précédente.
Les conditions ne sont donc pas encore réunies pour sortir le pays de l’impasse, même si le rapport trimestriel du Conseil de sécurité des Nations Unies de septembre 2023 indique une baisse de 67 % des conflits armés, et 81 % des attentats par bombes improvisées. Tel n’est pas le cas du côté pakistanais de la LD.
Regain du terrorisme : le Pakistan dans le rôle de l’arroseur arrosé
La grille de lecture selon laquelle le Pakistan est seul responsable des maux de l’Afghanistan depuis le retrait des Soviétiques en 1989 ne fonctionne plus pour expliquer la situation d’aujourd’hui. Certes, les talibans ont bien été formés et armés par le Pakistan dans les années 1990, mais il n’y avait alors ni le TTP créé en 2007 ni l’EIKP fondé en 2014. Il est donc temps, pour comprendre ce qu’il se passe en AfPak aujourd’hui, de démêler ici des imbroglios où les services de l’armée pakistanaise (ISI) se sont eux-mêmes empêtrés.
Aucun conflit en Afghanistan n’a jamais été contenu dans les limites d’une frontière avec le Pakistan pour la simple raison qu’une telle frontière n’existe pas. Ou plutôt, le tracé de la LD, qui joue ce rôle de facto, n’a jamais été reconnu comme frontière de jure par l’Afghanistan qui, tous régimes confondus, a toujours considéré que les aires de peuplement pachtoune à l’est de la LD étaient des « territoires usurpés », selon l’expression du président afghan Mohammad Daoud Khan (1973-1978). Ce dernier œuvrait parfois par les armes et toujours avec l’appui des partis nationalistes à la promotion d’un « Grand Pachtounistan », équivalant pour le Pakistan à l’amputation d’un cinquième de son territoire. Cette crainte absolue fonde son obsession de contrôler l’Afghanistan, comme les Britanniques autrefois ! Et c’était bien pour cela que le général Nasrullah Babar, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement de Benazir Bhutto avait, en 1994, mis les talibans sur orbite jusqu’à leur prise du pouvoir en 1996. Il ne faisait alors pas mystère de sa stratégie (9) : d’abord, les talibans sont tous pachtounes ; ils leur devront la victoire et la pérennité de leur pouvoir ; ils finiront donc bien par reconnaître à la LD son statut de frontière. Peine perdue, les talibans ont fait la sourde oreille pendant leurs cinq années au pouvoir. Mais vingt ans plus tard, dès leur retour aux affaires et après plusieurs accrochages sur la LD, le ministre de l’Information Zabihullah Mujahid, cité par Dawn le 3 janvier 2022, déclare que « la Ligne Durand reste une question non résolue ».