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Le conflit afghan dans et au-delà de ses frontières

Entretemps, dans la plus rebelle des agences tribales, le Waziristan, naissait le TTP qui, contrairement aux talibans d’Afghanistan, n’était pas une création des services pakistanais. Le TTP a été formé dès 2005, en réponse à une opération militaire dans le Waziristan-Sud pour chasser les djihadistes du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO). Le TTP fédère une vingtaine de groupes terroristes, dont ceux qui ont été bannis en 2002 par décret du président Pervez Musharraf, mais aussi des groupes exogènes de la nébuleuse Al-Qaïda, à l’instar du MIO, du East Turkestan islamic movement (ETIM) ouïghour, et d’autres, dont le but est de punir le Pakistan de s’être allié avec les États-Unis dans leur guerre contre le terrorisme. Il est vrai que si le Pakistan a continué à soutenir les talibans insurgés, il a fermement combattu sur son sol les groupes terroristes stricto sensu, et il en a payé le prix : trois attentats contre Musharraf, plusieurs contre le Q.G. de l’armée, des casernes et des bases navales, l’assassinat de Benazir Bhutto en 2007, etc. Au pic de ces attaques, et en comptant les répliques de l’armée dans les zones tribales infestées, la terrible année 2009 a fait 11 320 morts (31 par jour) selon le décompte journalier du South Asia Terrorist Portal.

Mais le pire restait à venir. Omar Khalid Khorasani, dissident du TTP, veut un djihad sans frontières et crée le Jamaat-ul-Ahrar (« Congrégation des hommes libres »). Lui aussi appartient à une tribu transfrontalière, entre Mohmand et Jalalabad. En juin 2014, il fait allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, chef de Daesh au levant, avant de créer Daesh en Afghanistan sous le nom d’État islamique au Khorassan (EIKP). L’EIKP manque de moyens et se spécialise dans les attentats-suicides, essentiellement contre les chiites aussi bien au Pakistan qu’en Afghanistan. Leur capacité de nuisance est énorme mais nous sommes là très loin du soutien du Pakistan aux talibans qui combattent d’ailleurs l’EIKP. En 2014, la terreur au Pakistan n’étant plus tenable (5 510 tués en un an), l’armée pakistanaise monte l’opération « Zarb-e-Azb » avec plus de 30 000 soldats et l’aviation. Les talibans du TTP sont tous chassés du Waziristan et se réfugient avec leurs familles en Afghanistan où le plus grand nombre se mettra au service des talibans afghans.

Que reste-t-il aujourd’hui de cet imbroglio talibans-TTP-EIKP ?

Les talibans « historiques » ne sont plus des insurgés puisqu’ils gouvernent l’EIA. Restent les réseaux terroristes, qui se retournent contre le Pakistan. En signant les accords de Doha, les talibans ont pris au moins un engagement qu’il est de leur intérêt de respecter, ou au moins d’en donner l’illusion : rompre toutes relations avec les groupes de type Al-Qaïda qui pourraient porter atteinte à la sécurité des États-Unis. Or, s’il y a un dirigeant qui connaît bien le TTP et ses accointances structurelles avec Al-Qaïda, c’est Sirajuddin Haqqani, ministre de l’Intérieur, puisque le Waziristan est justement son fief, où il a la haute main sur tous ces entrelacs de la terreur. En éloignant le TTP de Kaboul, il éloigne aussi Al-Qaïda. Le tandem est en partie retourné au Waziristan mais ses combattants hantent surtout la ceinture pachtoune des deux côtés de la LD où les attaques ont augmenté de 67 % en deux ans.

Si l’on en revient à la déclaration du ministre Mujahid, selon qui « la Ligne Durand reste une question non résolue », on comprend alors que les deux États sont entrés dans une relation schizophrénique. Les talibans n’ont probablement pas renoncé aux « territoires usurpés », et le TTP / Al-Qaïda serait donc instrumentalisé à dessein. Ajoutons que c’est aussi Sirajuddin Haqqani qui sert d’intermédiaire pour négocier une paix entre TTP et Pakistan. Mais ce sont les généraux pakistanais qui se déplacent à Kaboul pour rencontrer la partie afghane, ce qui est ressenti comme une humiliation, alors qu’ils avaient été les mentors des talibans pendant trente ans ! Pis, le TTP exige que les districts de la frontière qui, après un vote majoritaire du parlement, avaient fusionné en 2018 avec la province Khyber Pakhtunkhwa, retrouvent leur ancien statut où seul compte le droit coutumier (pachtounwali) et dont le TTP assurerait alors l’administration. Refus évidemment. Alors, le chef du TTP, Noor Wali Mehsud, rompt en décembre 2022 le cessez-le-feu, ordonne à ses djihadistes d’intensifier partout le combat contre les forces de sécurité du Pakistan et reprend son antienne : les frères talibans afghans ont réussi à vaincre la plus grande puissance du monde, les talibans pakistanais ont maintenant pour but de faire tomber le régime impie du Pakistan et de le remplacer par un émirat islamique ! Les attaques reprennent de plus belle en 2023. L’envoyé spécial du Pakistan à Kaboul, Arif Durrani, parle de cauchemar et ne voit pas d’issue… En représailles, le gouvernement pakistanais décide en octobre de renvoyer chez eux, par la force et à partir du 2 novembre, tous les réfugiés afghans en commençant par ceux (1,7 million) qui n’ont pas de papiers. Une déportation massive. Au 15 novembre, le Frontier Post publie le chiffre de 327 000 personnes déjà expulsées.

Tous ces rebondissements du conflit afghan déstabilisent profondément le Pakistan déjà fragilisé par une économie vacillante sur fond d’inondations désastreuses en 2022 et 2023, qui ont fait chuter de 60 % la production de coton et ruiné une partie de l’industrie textile, fleuron de l’économie. La dette extérieure s’élève à 125 milliards de dollars. En juin, le Pakistan est presque en défaut de paiement et le FMI ne débloque que 3 milliards de dollars sur la tranche de 6,5 milliards qui avait été conclue en 2019. Et la crise politique s’ajoute au marasme financier. Le Premier ministre Imran Khan, élu en 2018, avait pris le risque de défier l’armée en contestant le choix du général Nadeem Ahmed Anjum au poste de chef de l’ISI, alors que commençaient justement les tractations avec le TTP et l’EIA. Le 10 avril suivant, il est déposé par une motion de censure, le 3 novembre il est blessé par balles au milieu d’une manifestation populaire de soutien, puis il est finalement arrêté le 7 mai 2023, accablé de charges pour corruption. Imran Khan reste populaire chez les jeunes et les classes moyennes qui sont descendus dans la rue en grand nombre et de très nombreuses fois, d’autant que le gouvernement qui lui succède est un attelage étonnant de la Muslim League de Nawaz Sharif et du PPP des Bhutto, qui ont été des grands rivaux pendant un demi-siècle, plus un parti islamiste, le Jamaat-i-Ulema-i-Islam. Cette coalition démissionne le 8 août 2023, le gouvernement intérimaire est dirigé par un proche de l’armée, Anwarul Hak Kakar, et les prochaines élections, qui auraient dû se tenir en novembre, sont reportées à février 2024.

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