Vers le croisement des courbes
En fait, ce modèle de maintien à distance comporte deux faiblesses intrinsèques. La première est que cette manière de faire touche beaucoup plus la population arabe que celle d’Israël, avec au total pour Gaza plusieurs dizaines de milliers de morts et blessés civils, dans des frappes aériennes essentiellement. Cela a pour première conséquence de réduire progressivement le soutien international à Israël. À l’exception de l’opinion américaine, la seule qui compte vraiment, tout cela n’influence cependant guère la politique israélienne, d’autant plus que la question palestinienne s’estompe du paysage politique.
En reprenant la classification du sociologue canadien MacCurdy à propos de la population londonienne pendant les bombardements de 1940 à 1945, cela a surtout pour conséquence de constituer, notamment à Gaza, une population primaire de « touchés directs », blessés, familles et proches, de plusieurs centaines de milliers de personnes, soit une proportion très importante pour 2,3 millions d’habitants (2). Ces gens en colère peuvent se retourner contre ceux qui ont causé cette guerre et qui par ailleurs les administrent mal, mais ils forment surtout le premier bassin de recrutement de combattants contre Israël. Les touchés secondaires, c’est-à‑dire le reste de la population qui assiste à ces drames et qui subit aussi les conséquences du blocus, ont des sentiments plus ambivalents, mais on n’imagine pas non plus qu’Israël soit très populaire parmi eux.
La deuxième faiblesse est que ce modèle opérationnel israélien de guerre à distance n’écrase pas suffisamment l’ennemi pour l’empêcher de monter en puissance. Le Hamas a certes subi des pertes beaucoup plus importantes que celles des Israéliens, peut-être 2 500 combattants de 2006 à 2021, mais c’est assez faible au regard de son potentiel. Au bout du compte, la pression israélienne s’avère donc plutôt stimulante. Grâce à l’aide matérielle étrangère, mais surtout grâce à des ressources endogènes, la branche militaire du Hamas ne cesse de progresser en capacités depuis 2006, malgré les affaiblissements épisodiques des « tontes de gazon ». L’arsenal de roquettes est toujours plus important et permet de frapper toujours plus loin. Les combattants du Hamas sont décrits par les soldats israéliens comme fuyards en 2006, puis maladroits, mais acceptant le combat en 2008, puis devenus capables de mener des combats d’infanterie complexes en 2014. Si leur capacité offensive reste contrainte par la solidité de la barrière de défense israélienne, leur capacité défensive associée à un modelage du terrain urbain et souterrain est au fil du temps de plus en plus importante.
En résumé, pour reprendre l’expression du théoricien soviétique Alexandre Svetchine, la « courbe d’intensité stratégique » du Hamas ne cesse de monter depuis 2007 alors que celle des Israéliens ne croît pas au même rythme malgré les perfectionnements permanents apportés au modèle. On pouvait donc, par projection, imaginer que ces deux courbes finiraient par se croiser, même si elles se trouvaient encore loin l’une de l’autre.
L’horrible anomalie
Le croisement a eu lieu le 7 octobre 2023 au matin. Il est beaucoup plus le résultat d’une planification précise du Hamas que d’une percée technologique. En cela, l’opération « Déluge d’Al – Aqsa », comme l’ont baptisée les commandants du Hamas, ressemble beaucoup à l’opération de franchissement du canal de Suez par les Égyptiens le 6 octobre 1973, le caractère terroriste en plus. Le Hamas a commencé par cartographier très précisément le dispositif ennemi, pour se doter ensuite des moyens permettant de le paralyser ou de l’aveugler. Du côté de la force de frappe, il s’est agi de tirer plusieurs milliers de roquettes en une seule journée et avec des cadences de tir très rapides sur une même zone afin de saturer le Dôme de fer. L’élément le plus nouveau et le plus important est cependant l’ambition de pouvoir détruire aussi simultanément que possible les capteurs, les mitrailleuses téléopérées et les moyens de communication qui parsèment le mur et les clôtures de la barrière ainsi que les tours de surveillance et de communications en arrière. On prépare ainsi une force d’aveuglement du réseau avec tous les moyens de frappe précise à distance, fusils de tireurs d’élite, missiles antichars et, surtout, – seule vraie nouveauté technique – une flotte de drones kamikazes ou porteurs de projectiles. Une fois le système aveuglé, le mur devra être percé à l’explosif ou au bulldozer et plusieurs vagues d’assaut pourront se répandre sur le territoire israélien proche.