Dans le contexte de la dégradation de la situation militaire à Gaza entre Israël et le Hamas à la suite des événements dramatiques du 7 octobre 2023, les Européens se trouvent, une nouvelle fois, confrontés à la question de leur capacité à jouer un rôle stratégique en matière de sécurité internationale. Les attaques contre des navires marchands, notamment européens, se sont multipliées depuis début décembre 2023, forçant les Européens à se pencher sur la question d’une mission militaire européenne en mer Rouge.
La décision d’envisager une mission européenne de protection navale dans cette zone maritime, prise par les 27 ministres des Affaires étrangères le 22 janvier 2024, à l’issue de plusieurs semaines de discussions et de divergences entre capitales européennes, met en avant deux éléments structurels de la Politique européenne de défense (PSDC) : une compétence européenne reconnue en matière d’opérations maritimes d’une part, et une difficulté à s’accorder collectivement sur la définition du périmètre stratégique de la politique européenne de défense d’autre part.
Une expertise européenne reconnue dans le domaine des opérations maritimes
Les succès européens en matière de missions militaires sont en général non seulement peu médiatisés, mais souvent très nuancés, comme dans les cas des missions militaires et civilo-militaires de l’UE, en Afrique notamment, ces dernières années. Or s’il est un domaine où l’UE semble avoir fait preuve d’une compétence attestée, c’est celui des missions militaires en mer. L’opération militaire maritime de l’UE en Méditerranée (« Sophia »), déployée depuis 2015 pour arraisonner les passeurs de migrants, a certes vu son volet naval suspendu depuis mars 2019, après le refus de l’Italie d’autoriser le débarquement dans ses ports de migrants récupérés par les navires européens de l’opération. En revanche, l’opération « EUNAVFOR Atalanta » de lutte contre la piraterie maritime dans le golfe d’Aden est saluée comme un succès de la PSDC, ayant permis rapidement une baisse drastique du nombre d’attaques pirates contre des navires marchands au large des côtes somaliennes (1).
Lancée en 2008 et prolongée chaque année depuis, l’opération « Atalanta » a même vu son mandat consolidé lors du Conseil européen de décembre 2023 (2). Celle-ci, commandée depuis le quartier général de Cadix en Espagne, s’appuie sur des moyens militaires maritimes issus de 20 pays contributeurs, et a été renforcée par la frégate française Languedoc depuis fin décembre 2023 en vue d’accroître la présence militaire européenne en mer Rouge au regard des attaques croissantes conduites par les Houthis yéménites, soutenus par l’Iran, contre des navires marchands. Ce renforcement de l’opération « Atalanta », répondant à une forte demande américaine d’augmentation de la sécurité maritime de la région, a néanmoins également démontré, une fois encore, la difficulté des Européens à s’accorder sur les questions militaires pressantes.
Divisions européennes et urgence géopolitique
Tout d’abord, certains Européens ont exprimé leurs réticences face à une extension de l’opération « Atalanta » à la mer Rouge, au premier rang desquels l’Espagne, qui a exprimé son souhait de ne pas participer à celle-ci, ni à une autre mission militaire européenne dans la zone (3).
En outre, les discussions complexes entre Européens portent également sur le mandat de la mission : ils ont certes fini par s’accorder sur l’idée que la future mission militaire maritime européenne, qui devrait s’appuyer sur trois vaisseaux, sera circonscrite à des actions de protection de la navigation commerciale dans la zone. Nombreux sont les États européens qui ne souhaitaient pas s’engager dans le cadre de l’opération « Prosperity Guardian » sous commandement américain au regard de l’augmentation des frappes militaires menées en janvier 2024 par les Américains et les Britanniques contre des cibles houthistes au Yémen. Plusieurs États, dont la France, l’Italie, l’Allemagne, la Belgique ou encore les Pays-Bas, ont déjà annoncé leur intention d’apporter des moyens à cette mission. Mais l’envoi de ces moyens est également tributaire de systèmes de décision politico – militaires nationaux différant tant dans leur fonctionnement que dans leurs liens avec la politique interne (comme dans le cas du refus espagnol notamment). Par exemple, en Allemagne, sollicitée par Washington dès décembre 2023, l’envoi éventuel de la frégate Hessen annoncé par le gouvernement de coalition est suspendu à une approbation parlementaire qui peut prendre plusieurs semaines (4).
Enfin, la future mission militaire maritime de l’UE en mer Rouge requiert une décision formelle à l’unanimité des États membres lors de la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères de l’UE le 19 février. En effet, comme l’a annoncé le haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères dans sa conférence de presse à l’issue de la réunion des ministres européens des Affaires étrangères du 22 janvier, encore faut-il maintenant s’entendre sur les détails pratiques de la mission. Or l’heure est désormais à la géopolitique pour l’UE en mer Rouge, comme le souligne à juste titre Sven Biscop (5) : les Européens ont besoin d’une stratégie maritime cohérente, dans une région où leurs intérêts stratégiques sont de plus en plus fragilisés.
Notes
(1) Voir : https://eunavfor.eu/key-facts-and-figures
(2) Conseil de l’UE, « Opération ATALANTA, EUTM Somalia et EUCAP Somalia : mandats prolongés de deux ans », 12 décembre 2022 (https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2022/12/12/operation-atalanta-eutm-somalia-and-eucap-somalia-mandates-extended-for-two-years).
(3) « L’Espagne refuse de participer à la coalition militaire en mer Rouge », Le Figaro, 24 décembre 2023.
(4) « Rotes Meer : EU-Außenminister „im Grundsatz“ für Marinemission (Update : neue US-Angriffe) », 22 janvier 2024 (https://augengeradeaus.net/2024/01/rotes-meer-eu-aussenminister-im-grundsatz-fuer-marinemission)
(5) Sven Biscop, « The EU and the Read Sea : now this is geopolitics », Egmont Institute, 22 janvier 2024 (https://www.egmontinstitute.be/the-eu-and-the-red-sea-now-this-is-geopolitics).
Légende de la photo ci-dessus : Le Hamburg, de la même classe que le Hessen. Les écarts de temporalité dans les processus décisionnels restent problématiques. (© Bundeswehr)