L’incident suédois a donc le mérite de relancer le débat concernant le rôle de la dissuasion nucléaire française. Le problème est que la plupart des propositions de « partage » nucléaire mises en avant à cette occasion semblent oublier les paradoxes de ce que l’on appelle la dissuasion « élargie ». Des trois dissuasions nucléaires protégeant le continent européen, c’est l’américaine qui possède le plus pleinement une dimension explicite de « parapluie » collectif. À condition de croire que Washington risquera New York pour sauver Varsovie. Tout, en la matière, dépend non de la théorie, mais des scénarios et du contexte. Penser que les Russes ne sont pas conscients de ces paradoxes contextuels serait faux : ceux qui s’attardent toujours à considérer que les acteurs stratégiques non occidentaux seraient « irrationnels » auraient avantage à relire l’échange épistolaire entre Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev en 1962, le second expliquant au premier ce qu’est vraiment une ascension aux extrêmes atomiques. Dès 1957, Kissinger avait par ailleurs tout dit de ce que cette croyance à la dissuasion « élargie » impliquait en termes d’épaulement entre dissuasions conventionnelle, nucléaire « tactique » et nucléaire stratégique. Et aussi de la différence fondamentale entre les dissuadeurs centraux et les acteurs nucléairement subordonnés jouant leur survie sur le théâtre même : comment imaginer qu’entre eux, les niveaux de raisonnement, de responsabilité et de prise de risque soient les mêmes ?
On peut, dans ces conditions, avoir l’impression qu’au fond, les « novateurs » remettent au goût du jour des discussions dépassées depuis la naissance avortée de la Multilateral force dans les années 1960, en l’occurrence la possibilité même de diviser la planification et (plus fondamentalement) la décision nucléaire entre plusieurs acteurs géographiquement éloignés, sans que la crédibilité de la dissuasion nucléaire associée soit entamée. En raison des spécificités techniques et temporelles de la mise en œuvre des armes atomiques, tout pourtant, dans ce domaine, dépend de cette dimension de concentration suprême de la décision. Et l’on ne parle pas seulement ici d’une dévolution coopérative de mise en œuvre, mais également de l’aspect de la planification. L’exemple du « nuclear sharing » otanien ? Même du point de vue du planning, a‑t‑il jamais existé au sens propre ? En considérant froidement la réalité, a‑t‑il jamais dépassé le simple niveau du « nuclear sheltering » ? L’existence du Nuclear Planning Group (NPG) otanien, que certains voudraient que la France rejoigne, n’empêche pas que le contrôle final de cet ensemble complexe ne repose finalement que sur la décision nationale américaine, comme le démontre avec efficacité un récent article de recherche de Jeffrey H. Michaels, au titre suggestif (« No annihilation without representation ») (1). Cette étude, passionnante, porte sur ce qu’il conviendrait aujourd’hui de nommer la « première guerre froide ». Ce qu’il décrit des conditions du (faux) partage nucléaire à cette époque changerait-il dans le cadre de la deuxième guerre froide qui débute sous nos yeux ? On peut en douter.
L’arme atomique française indépendante existe parce que les Français ne croyaient pas à une dissuasion trop élargie, et que mai 1940 les avait édifiés sur l’intérêt de ne pas dépendre absolument d’alliés insulaires ne s’engageant que trop tardivement sur le continent face à un danger terrestre massif ne les menaçant pas directement. Cela ne veut pas dire que la dissuasion française ne participe pas à la dissuasion générale du continent européen. Au contraire, et c’est précisément le fond de la déclaration d’Ottawa de 1974 : c’est l’indépendance même du processus décisionnel français qui compliquait les calculs de l’adversaire d’alors (l’URSS). Et qui les complique toujours aujourd’hui (et pas seulement pour la Russie). Mais cette dissuasion nucléaire française est tenue, beaucoup plus encore que l’américaine – et d’autant plus qu’elle repose sur le principe de la stricte suffisance – de prendre en compte la différence entre le sanctuaire et ce que Poirier appelait le « parapet ».
Ces débats complexes ne devraient pas détourner l’attention des pays européens de l’essentiel : ils ont, presque tous, organisé historiquement leur défense en l’affermant à une puissance extérieure au continent. Parler de partage nucléaire dans ces conditions pourrait bien être une manière d’éviter le sujet central : s’ils ne s’organisent pas eux-mêmes en commençant par devenir crédibles du point de vue conventionnel, le seul « partage » qu’ils manifesteront sera celui de leur impuissance commune.
Note
(1) Jeffrey H. Michaels « “No annihilation without representation” : NATO nuclear use decision-making during the Cold War », Journal of Strategic Studies, vol. 46, no 5, 2023, p. 1010-1036.
Légende de la photo en première page : Sortie d’un lanceur RS-24 Yas (SS-27 Mod.2) de son abri. Une action russe contre l’OTAN est potentiellement contre-dissuasive : cela pourrait impliquer une escalade. Mais qui pourrait risquer Riga ou Vilnius pour Washington ? (© Russian MoD)