Face aux limites économiques de la mondialisation, et en réaction au sentiment d’insécurité culturelle, le modèle démocratique libéral classique se voit concurrencer par le regain des nationalismes. Les rapports entre le politique et le religieux se redessinent alors et des partenariats entre acteurs politiques et acteurs religieux se tissent.
Un an après la chute du mur de Berlin et la fin de l’Empire soviétique, le politologue Francis Fukuyama publiait son désormais célèbre ouvrage La Fin de l’histoire et le Dernier Homme (1992), dans lequel il annonçait le triomphe de la démocratie libérale sur toute autre forme de régime. Vingt-six ans plus tard, le même Fukuyama évoque « le nouveau tribalisme et la crise de la démocratie » dans la revue américaine Foreign Affairs (1), reprenant le constat désormais habituel des politologues, qui avancent désormais les notions de « démocratie illibérale » voire de « démocratie autoritaire », dans un contexte international marqué par le « retour des nationalismes » ou l’arrivée au pouvoir de leaders et partis dits « populistes ».
Ces variations sémantiques sont toutes révélatrices des impasses contemporaines du modèle démocratique libéral classique démontrées par les résultats électoraux qui se suivent et se ressemblent : présidence de Trump (20 janvier 2017 au 20 janvier 2021) aux États-Unis, avec un possible retour en 2025, survenue du Brexit, présidence de Bolsonaro, autoritarisme du régime turc, « national-populisme et démocratie ethnique » dans « l’Inde de Modi » (2), montées de l’extrême droite en Allemagne, en Italie et en France où les populismes de droite et de gauche constituent aujourd’hui des forces politiques centrales ; on pourrait ajouter les exemples hongrois, polonais, thaïlandais… et bien sûr russe, où l’articulation entre le politique et le religieux, Poutine et le patriarche Cyrille, fonde le socle d’un « sharp power » dont on voit l’impact dans la guerre hybride menée contre l’Ukraine. Et l’on n’omettra pas ici le poids du facteur religieux dans l’évolution de la scène politique israélienne depuis plus d’une vingtaine d’années.
La religion est aujourd’hui entrée dans le langage courant, est assez largement étudiée en sciences politiques et est même revendiquée par certains dirigeants, tel Viktor Orbán. Plusieurs régimes sont qualifiés de démocraties illibérales par la doctrine politiste, comme ceux de la Hongrie, mais aussi de la Pologne, de la Roumanie, de la Russie, du Vénézuéla ou encore de la Turquie et de Singapour. D’autres régimes semblent également répondre au modèle originel, mais leur qualification pourrait être discutée, comme Israël, le Brésil voire les États-Unis ou la France.
Dans la plupart des exemples cités précédemment, le religieux est concerné et fait l’objet, volens nolens, d’une utilisation ou d’une instrumentalisation d’une idéologie religieuse par des leaders politiques, voire d’un partenariat entre des acteurs politiques et des acteurs religieux, dont il convient de comprendre les différents ressorts.
Le retour global du religieux dans les relations internationales
C’est un regard et un prisme occidental qui ont prévalu dans la compréhension que nos modernités philosophique, politique et sociale se fondaient sur l’obsolescence du religieux comme facteur de structuration. Sous-jacentes, plusieurs évolutions apparemment confinées à des cultures et des sociétés spécifiques ont émergé sur la scène internationale, au tournant des années 1980 : plusieurs événements importants dans les relations internationales, que l’on peut qualifier de « bifurcations » ou « turning points » (3) — en 1978, l’élection de Jean-Paul II puis le soutien du Saint-Siège à l’opposition au régime polonais ; en 1979, la Révolution iranienne (prise de pouvoir de Khomeiny en février), la prise d’otages à La Mecque (novembre), la guerre en Afghanistan (décembre) ; enfin, deux décennies plus tard, la tragédie du 11-Septembre — ont modifié notre compréhension de la scène internationale et ont redonné aux religions, comme acteurs et facteurs des relations internationales, un poids qui était sous-estimé.
Une nouvelle configuration émerge qui témoigne d’un réajustement entre le politique et le religieux, ce dernier couvrant un très grand spectre de mouvements, et ce de manière mondiale. La présence globale des acteurs religieux l’est dans un sens d’abord géographique, puisqu’elle n’est pas confinée à une région particulière du globe ; également parce que si on l’intègre à une approche comparée des religions, il apparait que cette pertinence renouvelée des acteurs religieux survient dans des pays qui relèvent de systèmes politiques différents, et émerge dans chacune des grandes religions, islam, christianisme, hindouisme et judaïsme notamment. Cette résurgence des aspects culturels et religieux prend également place dans des pays qui ont des traditions culturelles multiples et dans des pays qui ont surtout des niveaux de développement économique différents. Ainsi l’Arabie saoudite, la Corée du Sud, la Malaisie, l’Inde et la Turquie sont concernées, tout autant que des États sud-américains ou encore les États-Unis eux-mêmes.
La globalisation a changé le paysage religieux à travers le monde. Première évolution : les religions ne sont plus organisées en blocs statiques et monolithiques ; des changements sociaux et religieux ont surgi dans le monde musulman, qui ont produit une plus grande diversité d’acteurs musulmans non étatiques. Au sein même du monde catholique, on perçoit bien les multiples fractures et les réarticulations entre le politique et le religieux en son sein : les discours répétitifs du pape en faveur des migrants rencontrent une hostilité majeure dans les pays occidentaux, où le vote catholique penche en faveur de Trump, Zemmour et Le Pen, ou Orbán.