Religieux, imaginaires et symboles
Mais ne percevoir dans les rapports entre populisme et religion que le caractère instrumental du religieux au profit d’entrepreneurs politiques ne ferait pas droit à la complexité des processus en cours. Car si la globalisation a bouleversé l’ordonnancement des démocraties libérales et frappé d’une relative impuissance les partis politiques traditionnels, elle a également travaillé les acteurs religieux.
Le Brésil est un bon exemple des mutations religieuses, de la conquête religieuse des exclus. Sur fond d’exclusion sociale, d’urbanisation rapide où l’Église catholique est présente au centre et non pas dans les périphéries et subit l’érosion de ses théologies de la libération, les évangélistes développent une théologie de la prospérité qui entend contrecarrer les effets de la mondialisation libérale tout en promouvant un rigorisme moral conservateur qui lui aussi vient opposer la corruption des élites au peuple et les racines imaginées de ce peuple à des processus de corruption internes : on en vient alors par exemple à rejeter les religions afro-brésiliennes, en dépit des liens de celles-ci avec les cultures locales. Ainsi, la progression des évangélistes ultra-conservateurs fournit le terreau indispensable à l’émergence de Bolsonaro : ancien militaire, réactivant le triptyque « sécurité, famille, propriété », le leader populiste change de religion pour adhérer au mouvement religieux qui a le vent en poupe, puis se présente aux élections pour fustiger l’élite corrompue, l’insécurité, valoriser l’enseignement privé confessionnel, et dénoncer les « kits gay », selon lui distribués dans les écoles primaires.
Cette approche qui fait de l’éclosion du populisme un débouché du travail de la société sur elle-même est également ce qui caractérise l’analyse de Masha Gessen, dans son livre sur la Russie contemporaine The Future Is History: How Totalitarism Reclaimed Russia (2017). Si Poutine rencontre un indéniable succès, c’est selon la politologue en raison du travail de philosophes réactionnaires tel Aleksandr Dugin, devenu un des intellectuels les plus influents de la « nouvelle Russie » (9). Dans cette perspective, la place du religieux est considérable comme l’éclatement de l’orthodoxie en Ukraine le dévoile. L’orthodoxie fournit le cadre culturel et l’imaginaire historique qui tout à la fois permet d’homogénéiser et de retrouver un entre-soi face aux pays musulmans voisins, mais aussi face à l’Europe occidentale perçue comme décadente ; en politique étrangère, elle relève aussi du soft power et fournit un vecteur d’expansion et d’influence culturelle potentielle.
On saisit ici un aspect important dans la relation entre populisme et religion : la critique des élites corrompues, la dénonciation du libéralisme des mœurs et des conséquences sociales de l’ultralibéralisme économique s’accompagnent d’une relecture de l’histoire et d’une perception de devoir lutter contre une décadence (et pas seulement un déclin) du pays. Ce sentiment est très fort aux États-Unis dans la rhétorique de Trump, mais il l’est tout autant chez Poutine ou dans les discours politiques d’Erdoğan. La religion fournit ici un réservoir de symboles et d’épopées historiques qui permet une fabrique de l’ennemi à géométrie variable : « Make America great again » pour le premier, restauration pour le leader turc de l’Empire ottoman contre d’autres pays sunnites et bien sûr contre l’Iran, restauration de la grandeur russe ordonnée autour de ses anciens territoires, avec une dimension culturelle de la reconquête qui renforce et légitime les exigences de la géopolitique.
Religion et décadence
La notion de décadence, notion polymorphe et du reste controversée parmi les historiens, est également utile dans le cas français où, à bien des égards, elle sert de catalyseur pour les partis de droite et d’extrême droite (10). La droitisation de la vie politique et le basculement très net du vote catholique vers la droite conservatrice et l’extrême droite (Rassemblement National de Marine Le Pen, ex Front National et parti Reconquête de Zemmour) ont ceci de particulier qu’ils montrent comment les identités catholiques sont également travaillées par la globalisation économique et culturelle. Patrick Buisson, figure intellectuelle de l’extrême droite européenne, qui se situait dans le sillage de Maurras et en figure de proue de la défense de l’Occident, fut le grand ordonnateur du virage idéologique du président Sarkozy lors de sa tentative de réélection et inspira tant le mouvement catholique identitaire Sens commun dans son soutien au candidat conservateur de droite François Fillon, lors des dernières présidentielles en France, que le positionnement de l’extrême droite incarnée par Marion Maréchal Le Pen. Buisson se prononçait pour un « populisme chrétien ». Le culturel prime : entre souverainistes et mondialistes se joue selon lui un clivage civilisationnel, qui reproduit ce qu’il nomme la démarcation entre les « identitaires » et les « diversitaires » favorables au multiculturalisme. Sa dénonciation de « l’économisme » s’enracine dans la critique séculaire catholique du capitalisme, « religion séculière » ; sa critique de la globalisation cosmopolite doit beaucoup également à un rapport spécifique à la tradition associée à un enracinement territorial, où l’on retrouvera sans peine la distinction entre le pays légal et le pays réel. D’où un soutien affiché à Orbán, perçu comme conservateur, et à la « Manif pour tous » dont il souligne qu’elle est une « révolte contre l’horreur économique d’une société de marché visant à imposer par la loi le principe de l’illimitatio, véritable moteur métaphysique du libéralisme ». « Au fond, poursuit-il, la démocratie illibérale d’Orbán est très proche de ce que j’ai appelé à l’époque le populisme chrétien » (11). La résurgence du politique est ici une lutte contre la décadence perçue en termes de cosmopolitisme (d’où la dénonciation des migrants et la xénophobie), de fin des frontières qui définissent les contours physiques de la communauté (d’où le souverainisme et la dénonciation de l’Europe), de pertes de valeurs, ici chrétiennes, qui soudent cette communauté (d’où la dénonciation de l’islam d’une part et des droits accordés aux minorités d’autre part : dénonciation des revendications homosexuelles, dénonciation du mariage pour tous).
Au niveau européen, on retrouve l’ensemble de ces approches, à quelques nuances près, au sein des partis chrétiens conservateurs regroupés dans le Mouvement politique chrétien européen (ECPM : European christian political movement), qui dénoncent tous les dérives du libéralisme culturel et économique et souhaitent restaurer un système de valeurs que la religion catholique, telle que comprise par Benoît XVI, peut seule fournir. C’est une approche assez similaire que l’on retrouve chez les partis extrémistes et souverainistes de droite qui n’hésitent pas à mettre la religion sur leur agenda politique constitutionnel, comme on a pu l’observer avec le parti Droit et Justice en Pologne, et avec le Fidesz en Hongrie.
Les populismes religieux présentent ainsi des figures proches en dépit des contextes, s’appuyant sur le regain des nationalismes. Leur usage du religieux s’apparente à une instrumentalisation du religieux comme marqueur identitaire mais aussi comme pourvoyeur d’un imaginaire commun enraciné dans l’histoire, qui s’oppose frontalement aux processus disruptifs du capitalisme financier et du progrès aujourd’hui incarné par la postmodernité technologique. Leurs limites tiennent néanmoins dans ce qui fonde leur succès : les populismes religieux sont des forces d’opposition et de protestation qui, d’une certaine manière, se font concurrence et ne peuvent s’associer. Leur exclusivisme national empêche toute perspective d’une structuration internationale, ils peuvent déconstruire des systèmes politiques internationaux mais pas en fonder de nouveaux. C’est là leur premier écueil dans un temps de globalisation des enjeux. Le second réside dans leur difficulté à présenter une pensée cohérente face aux différents aspects et enjeux du libéralisme. Ce dernier, on l’a rappelé, concerne tant le politique que l’économique, la sphère publique que la sphère privée. À une époque d’individualisme fort, il y a là une seconde difficulté d’ordre politique et idéologique que l’expression de « démocratie illibérale » symbolise parfaitement.

Notes
(1) Francis Fukuyama, « Against Identity Politics. The New Tribalism and the Crisis of Democracy », Foreign Affairs, vol. 97, n°5, septembre-octobre 2018.
(2) Voir Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi : national-populisme et démocratie ethnique, Fayard, mars 2019.
(3) Marc Bessin, Claire Bidart, Michel Grossetti (dir.), Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, La Découverte, 2010.
(4) Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Premier Parallèle, 2016.
(5) Dominique Reynié, Populismes, la pente fatale, Plon, 2011.
(6) Voir Nadia Marzouki, Duncan McDonnell, Olivier Roy (éd.) Saving the People. How Populists Hijack Religion, Hurst (Europe), Oxford University Press (États-Unis), 2016.
(7) Christophe Jaffrelot, op. cit.
(8) Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle. Le malaise identitaire français, Fayard, 2015.
(9) Michael Kimmage, « The People’s Authoritarian. How Russian Society Created Putin », Foreign Affairs, juillet-aout 2018, p. 181.
(10) Très intéressante mise en perspective historique dans l’ouvrage de Michel Winock, Décadence fin de siècle, Gallimard, 2017.
(11) Alexandre Devecchio, Paul Sugy, « Patrick Buisson – Dominique Reynié : quel avenir pour l’Europe ? (2/2) », Le Figaro, mis à jour le 26 juin 2018 (https://digital.areion24.news/xdn).
Légende de la photo en première page : Le 16 avril 2023, lors d’une messe, le président russe Vladimir Poutine s’entretient avec Cyrille de Moscou, patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Alors qu’en Russie le fait religieux est indissociable de l’identité nationale de la population majoritaire, Cyrille de Moscou, qui soutient activement Vladimir Poutine, qualifie les détracteurs des ambitions russes de « forces du mal ». (© Kremlin.ru)