Un besoin domestique chez les superpuissances de l’Indopacifique
L’Asie, pour des raisons géostratégiques, représente assurément le marché principal pour le char léger ou moyen. La Chine déploie par exemple depuis plusieurs années dans ses plateaux himalayens le Type-15 (ZQT‑15), un char de 33 à 36 t équipé d’un canon de 105 mm à chargement automatique, propulsé par un diesel de 1 000 ch, et devant répondre aux exigences du combat en altitude, là où les moteurs traditionnels des MBT souffrent du manque d’oxygène. Il paraît tout à fait évident que cet engin entré en pleine phase de production s’inscrirait aussi parfaitement dans le cadre des opérations en mer de Chine. Il doit d’ailleurs équiper le Corps des Marines de l’Armée populaire de libération. Remarquons qu’il a été exporté vers le Bangladesh sous la dénomination VT‑5B (44 exemplaires), doté d’un système de protection active chinois GL‑5 APS.
La conséquence directe de cette dotation chinoise est la prise de conscience par l’Inde que ses MBT T‑72 et T‑90 d’origine russe ne pouvaient rivaliser avec le char léger chinois dans la région montagneuse contestée du Ladakh. À cela s’ajoute le fait que l’ennemi héréditaire, le Pakistan, fait également partie des prospects pour le Type‑15. New Delhi lance donc en 2021 le développement d’un char léger national dans le cadre de sa politique « Make in India », la mission étant confiée au conglomérat L&T en association avec la DRDO (Defense Research and Development Organisation). Les essais de cet engin dénommé Zorawar débutent en novembre 2023. Il affiche une masse de 25 t et une puissance de 750 ch – revue à la baisse en raison de retards –, et est doté du canon de 105 mm de JCD. Le Zorawar entre en production en 2024. La cible d’acquisition est à ce jour de 350 unités.
L’autre programme absolument majeur, à la fois indépendant et concomitant du chinois, est bien entendu le MPF (Mobile Protected Firepower) de l’US Army. Celui-ci émerge aujourd’hui presque 30 ans après le retrait des M551 Sheridan, l’échec du projet M8 AGS au profit du Stryker MGS à roues, et finalement l’annonce de l’abandon de ces derniers en 2021 pour cause d’insuffisances. Le MPF aboutit finalement en 2023 à la révélation du M10 Booker (en double hommage à un soldat de l’infanterie de la Seconde Guerre mondiale, et à un cavalier tombé en Irak en 2003), un char de 38 à 40 t équipé d’un canon rayé de 105 mm et d’un système de combat semblable à celui du MBT Abrams M1A2 SEPv3, point qui a été retenu afin de faciliter la formation des équipages. Le Booker est en fait un char Griffin II de General Dynamics, basé sur la plateforme ASCOD modernisée. Son moteur MTU 8V 199 d’origine allemande (mais délivré aux États-Unis par Rolls-Royce) produit l’équivalent de 800 ch. Le M10 Booker peut recevoir des blindages additionnels passif ou actif, très probablement les systèmes proposés par Israël. Il peut être aérotransporté par C‑17 (deux unités à la fois), et rapidement opérationnel une fois débarqué. L’US Army devrait en recevoir 504 exemplaires entre 2025 et 2035, après les phases d’évaluation en cours. Nul doute que l’offensive sur le marché international aura débuté bien avant la fin de cette période, pour un engin aujourd’hui estimé à 13 millions de dollars, et dont les évolutions incrémentales devraient se succéder à un rythme soutenu (la motorisation par exemple). Point doctrinal : il est très intéressant de relever que l’appellation « light tank » a finalement été abandonnée au sein du programme MPF, afin de marquer le fait qu’il est bien question ici d’une plateforme mobile d’appui-feu au service des brigades d’infanterie, et non d’un char de bataille. Un véritable choix politique pour l’Army, qui entend s’inscrire pleinement dans la doctrine de projection vers le théâtre du Pacifique, où les diverses études américaines s’inquiètent des difficultés à déployer le char Abrams.
Au cœur des systèmes de combat futurs ?
Le phénomène de prise de masse des MBT n’est naturellement pas sans conséquence sur la mobilité des engins, et surtout, sur l’ensemble de la logistique associée (transport, munitions, carburant), maintenance comprise. La problématique est identifiée depuis des années, et le conflit en Ukraine et ceux au Haut-Karabagh ou au Proche-Orient nous ont enseigné encore davantage de leçons : vulnérabilité face aux drones, à l’artillerie, aux mines…, enjeux de communication, etc. Certains constructeurs ont pris les devants en proposant des MBT allégés, comme les démonstrateurs Abrams X (General Dynamics) ou KF‑51 (Rheinmetall). In fine, en observant attentivement le marché, il est évident que le char de combat n’est pas destiné à disparaître, tant il reste un instrument structurant pour les forces et notamment pour l’appui à l’infanterie. Mais une évolution récente attire notre attention.
En effet, il a longtemps été redouté que les travaux conjoints sur le MGCS (Main Ground Combat System) européen ne mettent en exergue les oppositions historiques entre Français, qui ont développé une expérience certaine sur le segment médian, et Allemands, champions continentaux des blindés lourds. Or, lors d’une description sur les avancées du programme à la conférence Defence iQ en janvier 2024, un haut responsable de la Bundeswehr a présenté, images à l’appui, une vision radicalement allégée du système de combat blindé futur : 50 t maximum, grâce à l’adoption d’une équation multiplateforme mêlant combat, artillerie, et défense surface-air. C’est la première fois que la Bundeswehr se rapproche si radicalement de la vision française. Un observateur avisé du programme MGCS pouvait conclure jusqu’à récemment encore que, contrairement à son pendant aérien, le SCAF (système de combat aérien futur), le combat terrestre risquait de se retrouver dans une impasse conceptuelle : comment en effet définir les principes d’un système de combat futur sans avoir défini tout d’abord ce qu’était le combat futur lui-même ? Voilà que les visions semblent enfin converger.
Il a toujours été assez clair que le MGCS reposerait sur des principes comme l’infovalorisation et son cloud de combat, ou sur une létalité renforcée grâce à de nouveaux calibres capables d’engager des cibles à 8 000 m. Possiblement 130 mm ou 140 mm (1), selon la préférence respective des Allemands ou des Français. Le dernier principe étant bien évidemment celui de la protection des équipages, grâce à de nouveaux moyens de camouflage et de protections passives ou actives, mais aussi peut-être des ruptures dans le domaine des matériaux favorisant mobilité et survivabilité (chenilles en composites ? Blindage en graphène ? Motorisation hybride ?).