Avec le soutien plus ou moins explicite des États – Unis, Israël joue aussi cette « guerre de l’ombre » via de nombreuses initiatives indirectes incluant notamment les assassinats de scientifiques iraniens (travaillant dans le domaine nucléaire), l’élimination d’officiers du CGRI (comme récemment au Liban et en Syrie) ou l’appui à des mouvements séparatistes dans l’Azerbaïdjan iranien, le Baloutchistan ou le Kurdistan, etc. Ce qui frappe cependant depuis le début de l’année 2024, c’est l’intensification de la pression exercée sur le régime islamique. Tout semble indiquer un retour à la logique de la « pression maximale » de l’époque Trump visant notamment à pousser les Iraniens à l’erreur. Dans ce contexte, la guerre directe reste un scénario que tous les protagonistes cherchent à éviter, mais qui devient plus probable de jour en jour dans la mesure où ce type de conflit irrégulier est particulièrement propice à des dérapages incontrôlés.
Derrière la question de la posture iranienne, il y a évidemment celle du gain de temps au regard du programme nucléaire militaire. Dans quelle mesure les actions iraniennes visent-elles à arracher des concessions à son égard ? Et en travaillant par proxys interposés, l’Iran n’est-il pas déjà dans la posture de l’acteur nucléarisé qui cherche à disposer d’une liberté de manœuvre ?
Deux objectifs gouvernent la stratégie asymétrique de l’Iran : la protection de la « forteresse nationale » à travers la préservation du régime politique, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance économique ; la constitution, autour de l’Iran, d’une sphère d’influence protectrice par le développement de ce que vous avez appelé un « rhizome stratégique » aux ramifications régionales, constitué par les diverses branches de l’« Axe de résistance ». À travers la recherche d’une capacité de persuasion et de dissuasion nucléaire, la vocation du programme nucléaire iranien est de servir ces deux objectifs en procurant à l’Iran à la fois une assurance – vie et une source de prestige renforçant son statut de puissance régionale. En attendant de posséder une arme de destruction massive, l’Iran a longtemps utilisé l’argument nucléaire comme une « arme de persuasion massive » et de marchandage diplomatique avec la communauté internationale.
L’enlisement des négociations avec le P5+1 [les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, plus l’Allemagne] pour une relance de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien de 2015 (JCPoA en anglais) et la réactivation de la stratégie de « pression maximale » par les États – Unis et Israël dans le contexte de l’après-7 octobre encouragent les mollahs et les Pasdarans à considérer la dissuasion nucléaire comme le meilleur moyen d’assurer la souveraineté de l’Iran et la survie du régime islamique. À l’aise avec la logique de la guerre de l’ombre, les autorités iraniennes craignent que l’escalade des tensions ne redéfinisse les règles du jeu à leur détriment. Contrastant avec le jusqu’au – boutisme du Hamas et le zèle des Houthis, l’Iran et le Hezbollah libanais rechignent à surenchérir face à la riposte israélo – américaine. En dépit des frappes au Kurdistan, en Syrie et au Pakistan, l’Iran cherche désespérément à rester sous le seuil de la confrontation directe.
Face au risque d’un démantèlement de son réseau de proxys et aux pressions accrues exercées sur sa périphérie directe, le nucléaire apparaît comme le meilleur recours. C’est notamment le point de vue de l’iranologue Ali Vaez, de l’International Crisis Group : « Si Israël et les États-Unis continuent de dégrader le potentiel de ces intermédiaires régionaux, l’Iran se verra bien obligé de compenser ce qu’il perd par la dissuasion nucléaire. » Déjà dans son rapport trimestriel d’octobre 2023, l’AIEA indiquait que les stocks d’uranium enrichi en Iran dépassaient de 22 fois la limite autorisée par l’accord de 2015. Une tendance qui se serait confirmée au cours des derniers mois et que l’aggravation des tensions risque fort probablement d’accélérer.
L’Iran est devenu un acteur important pour la Russie, à laquelle il fournit obus, drones et, potentiellement, missiles. Faut-il n’y voir qu’une opportunité commerciale et/ou stratégique transitoire ou cela indique-t-il un approfondissement des relations entre les deux pays ?
Au cours des dernières années, l’Iran n’a cessé de se rapprocher de la Russie et, conjointement, de la Chine. Ce rapprochement, amorcé depuis le début du siècle, s’est manifesté de manière notable sur le plan militaire. En février 2022, Téhéran s’est abstenu de condamner ouvertement l’« opération spéciale » du Kremlin en Ukraine tout en dénonçant les « provocations de l’OTAN ». Au cours des semaines suivantes, les services de renseignements occidentaux ont rapporté l’utilisation de drones Shahed‑136 et Mohadjer de fabrication iranienne en théâtre ukrainien. Certaines rumeurs ont fait état de la possible livraison de missiles balistiques iraniens à la Russie. En novembre 2023, le ministère de la Défense iranien a annoncé l’acquisition d’hélicoptères et d’avions de chasse Su‑35 russes pour renouveler la flotte de combat vétuste héritée du shah.