Magazine Moyen-Orient

Une troisième Intifada si loin, si proche ?

Ces mouvements, en plus de leur fort ancrage local, ont trois autres caractéristiques : générationnelle, transpartisane et de classe. La jeunesse d’abord : les combattants ont la vingtaine – parfois moins – et sont nés à la fin des années 1990 et au début de la décennie 2000. Ce n’est donc même plus une « génération Oslo ». Leur passage au politique, à la lutte armée et à la clandestinité s’est effectué dans un champ de ruines nationales : ils ont grandi dans un univers marqué par la colonisation et la division sanglante entre le Fatah et le Hamas, matérialisées par une séparation politique, et non plus seulement géographique, entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, et par un décalage générationnel avec la direction actuelle de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et de l’ANP.

D’où la dimension transpartisane de ces nouveaux groupes armés : la Brigade de Jénine et la Tanière des lions de Naplouse réunissent des jeunes du Hamas, du Fatah, du Djihad islamique et du FPLP. C’est en quelque sorte une unité nationale « par le bas » qui s’effectue, à défaut de par le haut – les factions palestiniennes sont encore incapables de s’accorder sur un programme de réforme de l’OLP. À Jénine, les cadres du Djihad islamique – très implanté dans le camp de réfugiés – peuvent travailler de concert avec des membres du Fatah. À Naplouse, les cadres fondateurs de la Tanière des lions sont majoritairement issus du Fatah, mais peuvent aussi venir de la gauche – Tamer al-Kilani, un membre du FPLP qui a cofondé le groupe armé, est assassiné par les Israéliens le 23 octobre 2022. C’est un modèle militaire unitaire qui diffère de celui de la seconde Intifada, fondé sur des mouvements partisans distincts (Hamas, Fatah, FPLP, Djihad islamique).

Le caractère de classe enfin : ces groupes armés émergent principalement dans des espaces urbains surpeuplés, et mobilisent surtout des jeunes issus de « familles prolétaires dont les membres travaillent comme ouvriers en Israël et ouvriers qualifiés et non qualifiés en Cisjordanie » (1), ce qui n’est pas sans créer des tensions avec les classes moyennes supérieures et commerçantes. Multipliant les attaques nocturnes, maîtrisant la géographie des ruelles sinueuses où ils sont implantés, ces groupes armés ont appris à construire des tunnels et à retarder l’entrée des chars israéliens à l’aide de barrières artisanales et d’engins explosifs improvisés.

« L’unité des places »

L’insurrection armée en Cisjordanie a des racines dans le temps qui remontent à 2015, avec des raisons palestiniennes, israéliennes et régionales. Tout d’abord, la tension s’accentue en Cisjordanie alors que la société israélienne apparaît, aux yeux des Palestiniens, comme de plus en plus divisée : depuis janvier 2023, les manifestations contre le gouvernement de Benyamin Netanyahou, tout juste revenu au pouvoir un mois auparavant, et le projet de réforme de la Cour suprême prennent une ampleur sans précédent. Des responsables sécuritaires israéliens s’inquiètent d’une Cisjordanie en feu, d’une bande de Gaza immaîtrisable, dans un contexte de crise politique interne israélienne – ce n’était pas le cas lors des première et seconde Intifadas.

Ensuite, un tournant stratégique s’est opéré chez les Palestiniens, notamment chez le Hamas, avec la guerre de mai 2021 : pour ce dernier, il ne s’agit plus seulement de tenir la bande de Gaza, mais de remettre au centre la question de Jérusalem et de favoriser des foyers armés en Cisjordanie – le Bataillon Ayyash revendique des tirs de roquettes artisanales sur des colonies à partir de Jénine en juin et en juillet 2023. Des militants affiliés au Hamas ont multiplié les attaques contre des colons et des soldats israéliens en Cisjordanie – le Mouvement de la résistance islamique défiant aussi les services de sécurité palestiniens, qui ne manquent pas d’incarcérer certains de ses activistes.

Enfin, les Territoires occupés ne sont pas isolés de la géopolitique régionale : la tension entre le Hezbollah libanais et Israël est à son comble depuis l’hiver 2023. Le mouvement chiite a été accusé par Tel-Aviv d’avoir planifié une opération armée à Megiddo (nord d’Israël), le 15 mars 2023. Le Hezbollah n’a depuis ni infirmé ni confirmé cette thèse. En avril, des roquettes ont été lancées du Sud-Liban sur Israël, alors que le président du Bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, rencontrait le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, à Beyrouth. Les Israéliens ont multiplié les menaces sur Saleh al-Arouri, numéro deux du Hamas résidant au Liban, suspecté de planifier l’insurrection en cours en Cisjordanie.

L’armée israélienne craint des fronts régionaux interconnectés, qui iraient de la bande de Gaza au Sud-Liban et au plateau du Golan syrien (occupé par Israël depuis 1967 et annexé en 1981), en passant par la Cisjordanie. Et c’est cette nouvelle doctrine stratégique qui est prônée officiellement par les différentes factions palestiniennes, tout comme par le Hezbollah, sous le slogan « Unité des places ». C’est d’abord le nom donné par le Djihad islamique à une courte bataille qui l’a opposé à Israël à partir de la bande de Gaza en août 2022, à laquelle le Hamas n’a pas participé. Depuis, à chaque confrontation à l’œuvre en Cisjordanie, au Sud-Liban ou à Gaza, l’« unité des places » est un slogan qui apparaît autant sur les réseaux sociaux palestiniens que dans les communiqués des principaux groupes armés. Le principe est simple : toute attaque israélienne sur Jérusalem, Gaza ou la Cisjordanie peut entraîner une réponse militaire sur un autre front, selon une stratégie d’encerclement progressif des Israéliens.

Une Intifada rampante 

En dépit d’une situation insurrectionnelle dans les Territoires occupés qui s’inscrit dans un temps long, personne ne parle encore d’une « troisième Intifada », comme si le soulèvement attendait sa date de naissance. Pourquoi les acteurs politiques palestiniens tardent-ils à la déclarer, alors que certaines parties de la Cisjordanie deviennent un terrain militaire et politique de plus en plus ingérable pour les Israéliens ? C’est d’abord la division interpalestinienne qui bloque le passage à une troisième Intifada. Celle de décembre 1987 était soutenue par l’ensemble des forces de l’OLP, coordonnées dans un Commandement national unifié, tout comme par les islamistes. En septembre 2000, la dynamique du soulèvement était appuyée par Yasser ­Arafat. Unité nationale palestinienne et dynamique du soulèvement allaient de pair. Certes, dans la conjoncture actuelle, une unité nationale par le bas s’est opérée à Jénine, à Naplouse ou à Tulkarem, agrégeant de jeunes activistes clandestins venus d’horizons idéologiques divers. Mais l’unité par le haut tarde à se réaliser : les accords interpalestiniens d’Alger d’octobre 2022 devant paver la voie à de nouvelles élections du Conseil législatif palestinien et à une réforme de l’OLP n’ont jamais été appliqués. Fin juillet 2023, une conférence des secrétaires généraux des partis palestiniens tenue au Caire est boycottée par le Djihad islamique et le FPLP-Commandement général (FPLP-CG), et se déroule dans une atmosphère de tension extrême. Algérie, Égypte, Qatar, jusqu’au président turc Recep Tayyip Erdogan (depuis 2014), qui a accueilli le 26 juillet 2023 Mahmoud Abbas et Ismaïl Haniyeh à Ankara… Toutes les médiations régionales pour réconcilier Hamas et Fatah ont échoué.

À propos de l'auteur

Nicolas Dot-Pouillard

Political Advisor au Center for Humanitarian Dialogue, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) ; auteur notamment de La mosaïque éclatée : Une histoire du mouvement national palestinien (1993-2016) (Actes Sud/Institut d’études palestiniennes, 2016)

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