L’attaque d’Israël par le Hamas le 7 octobre dernier, par sa nature, son ampleur, la facilité avec laquelle elle s’est déroulée avant de commencer à susciter une réaction de Tsahal, a surpris presque tout le monde sur la scène internationale et, au premier chef, les autorités et la société israéliennes.
Cette surprise au sein de l’environnement international s’ajoute à de nombreuses autres depuis les attentats du 11 septembre 2001, de sorte que s’est développé, au regard du souvenir – parfois déformé – de la période de la guerre froide, le sentiment d’évoluer dans une époque instable, où s’enchaînent les évènements et les crises non anticipés ou perçus comme difficilement imaginables ; une époque dont l’imprévisibilité est plus importante que celle de l’état supposé « normal » de l’environnement international. Pour dire les choses simplement, nous serions anormalement surpris depuis une vingtaine d’années par une série de phénomènes affectant la vie et les relations internationales. Mais ce sentiment est-il si justifié que cela ? Sinon, pourquoi l’éprouvons-nous ?
Il faut tout d’abord s’interroger sur la nature de ces surprises. Sont-elles vraiment toutes du même ordre ? Certains analystes ont tendance à qualifier l’ensemble de ces surprises survenant au niveau international de « surprises stratégiques » (1) quand d’autres estiment que la surprise stratégique n’existe pas (2). Comme souvent, tout dépend de la manière dont on définit la qualification « stratégique » et, au-delà, la stratégie. Plutôt que d’envisager la question sous l’angle théorique des différentes définitions de la stratégie, de les expliciter et de les discuter de manière comparée, partons des surprises qui ont le plus frappé ces dernières décennies. Les attentats du 11 septembre sont-ils équivalents à la crise des subprimes ? Les « printemps arabes », à la prise de la Crimée par la Russie ? L’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre, à la pandémie de Covid ?
On distingue immédiatement au travers de ces différents exemples deux types de situations : l’un renvoie à un contexte conflictuel, à des actions élaborées et planifiées pour surprendre un ennemi, l’autre à des évènements inattendus ayant des conséquences internationales importantes, mais n’ayant pas le caractère volontaire et calculé d’une attaque dans une relation violente d’affrontement politique. La notion de surprise stratégique désignera ici la première catégorie de phénomènes. En effet, à être admise comme trop large, celle-ci « tend à devenir un fourre – tout commode reflétant la diversité et la complexité du monde plutôt qu’un concept décrivant une catégorie homogène de phénomènes sociaux relativement comparables et répondant à des logiques semblables (3) ».
Plus précisément, la surprise stratégique n’exige pas un contexte de guerre, elle peut se produire alors qu’une guerre n’est pas « ouverte », mais qu’il existe au moins un rapport conflictuel entre acteurs politiques. Ceux-ci peuvent être des acteurs réguliers ou non et l’action peut relever d’une attaque conventionnelle ou non, se déployer dans n’importe quel milieu ou champ de l’affrontement. Elle est l’expression de la volonté des acteurs collectifs qui en prennent l’initiative, d’une intention hostile ; elle est pensée, organisée, planifiée pour atteindre gravement l’ennemi, le déstabiliser, l’affaiblir, l’inciter à agir en retour d’une manière jugée défavorable à ses intérêts. Elle peut avoir des conséquences, immédiates ou à plus long terme, non anticipées par ses instigateurs. Elle peut réussir à atteindre ses objectifs – ce qui ne signifie pas vaincre l’ennemi –, ne pas réussir assez ou, paradoxalement, « réussir trop », c’est-à‑dire atteindre la partie adverse au-delà de ce qui avait été prévu et susciter en retour une réaction à laquelle la partie à l’initiative de la surprise n’est elle – même pas préparée.
Il est possible de finir soi – même surpris de la réaction ennemie à sa propre surprise stratégique. Mais ne pas être maître des conséquences d’une inter-action collective violente n’ôte rien à la réalité de l’intention et des visées initiales. La surprise est enfin stratégique par les répercussions majeures qu’elle a sur la partie qui en est victime. Celles-ci se mesurent moins dans l’absolu aux dommages humains et matériels générés par l’action qu’à ce que le fait d’avoir été surpris par une action d’ampleur révèle à la victime sur elle – même et sur son ennemi : des faiblesses d’ordres divers qu’elle n’imaginait pas avoir, des capacités ennemies qu’elle n’imaginait pas plus. Dans ce qu’elle a de plus essentiel et caractéristique, la surprise stratégique est ainsi « la réalisation soudaine que l’on agissait sur la base d’une perception erronée de la menace (4) ». « Traduisant sa mauvaise préparation face à une attaque potentielle, résultant notamment d’une évaluation de la menace fondée sur des présupposés erronés, la surprise stratégique amène sa victime à réévaluer non seulement ses dispositions tactiques et opérationnelles (déploiements, concepts d’emploi, etc.), mais les orientations principales de sa posture stratégique (5) ».
La surprise stratégique révèle donc toujours quelque chose de l’ordre de la faillite de la victime. Or, en particulier depuis le 11 septembre 2001, se sont développés et diffusés via Internet des raisonnements de type complotiste qui en sont autant de négations de la possibilité, en particulier dans le cas où la victime est rangée dans la catégorie des acteurs politiques puissants. Immédiatement après l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, comme c’était prévisible, ils sont apparus. Face à la surprise de l’ampleur de l’attaque du Hamas, notamment l’infiltration en territoire israélien de commandos terroristes, l’incapacité d’Israël à la déjouer ou à la contrer immédiatement et la réputation de ses services de renseignement, la question s’est tout de suite posée : comment la réalisation d’une telle opération a‑t‑elle été possible ?